Archive Liste Typographie
Message : la typo en danger!

(JD Rondinet) - Samedi 26 Septembre 1998
Navigation par date [ Précédent    Index    Suivant ]
Navigation par sujet [ Précédent    Index    Suivant ]

Subject:    la typo en danger!
Date:    Sat, 26 Sep 1998 07:51:11 -0400
From:    JD Rondinet <100412.3664@xxxxxxxxxxxxxx>

     Que sera le Livre de demain ? C'est la troublante question que se
posent les passionnés de l'art typographique.
     Aurons-nous une réaction contre le péril actuel ? Une renaissance, une
rénovation se produira-t-elle ? Comprendra-t-on qu'il faut sauver le Livre
de la décadence artistique où l'entraîne le progrès tel que nombre
d'éditeurs, certains imprimeurs le comprennent ? Notre art est-il appelé à
dégénérer en un métier vulgaire, et la pensée se doit-elle résigner à
n'être plus fixée qu'avec grossièreté, sans noblesse ? Le « tape-à-l' il »
doit-il être la seule préoccupation des éditeurs futurs ?
     S'il en devait être ainsi, c'en serait fait du Livre en France, et
cette déchéance entraînerait notre affaissement moral. L'esprit français
accompagnerait le Livre en son tombeau.
     C'est avec angoisse qu'on songe à tout cela ; on sent l'impérieux
besoin de réagir pendant qu'il est temps encore, de s'arrêter, au moins,
sur la pente dangereuse où l'on est entraîné.
     Le peut-on ? Oui, si l'on comprend bien le danger. Oui, si on le veut
vraiment. Oui, si on joint la clairvoyance au désintéressement momentané
pour reconnaître les écueils et les éviter.
     On peut faire encore de beaux livres ; les leçons du passé ne sont pas
oubliées, les bons typographes, les typographes de la vieille école, les
imprimeurs de science et de goût sont nombreux encore. Qu'on leur donne des
livres dignes de ce nom à établir, et leurs presses, plus précises que
jamais, les imprimeront avec une perfection absolue. Ils les sauront aussi
composer de la bonne manière. Ils seront heureux d'appliquer des règles
typographiques que tant de glorieux monuments consacrèrent ; ils
éprouveront de la joie à parer d'un texte impeccable des gravures que le
burin aura fait vivre  ; ils auront un plaisir infini à confier leur  uvre
savamment édifiée à des papiers purs qui en assureront l'éternité.
     Les imprimeurs, les éditeurs conscients de leur mission artistique,
ont su déjà résister à l'élément le plus dangereux de la décadence promise
au livre. Ils ont rejeté la composition mécanique inférieure fatalement,
indigne de collaborer à la confection des vrais livres. Nous voulons
insister sur cette insinuante invention, suffisante peut-être pour les
publications éphémères, mais menaçante pour le livre ; l'art typographique
dont elle entraînerait la fin doit se défendre contre ses imaginaires
séductions.
     Le machinisme s'insinue où il ne devrait jamais paraître. Le geste du
typographe assemblant les mots, les phrases jaillies du cerveau des
penseurs, des apôtres de l'Idée en qui est toute la noblesse de l'espèce,
ce geste que tant de grands esprits, d'hommes éminents n'ont pas craint de
répéter au printemps de leur vie, qu'ils rappelaient avec orgueil quand la
plume leur fit abandonner le composteur, ce geste raisonné, conscient du
typographe, on le voudrait supprimer aujourd'hui.
      Plus de casses, plus de compositeurs, plus de caractères étudiés et
fondus avec soin. Non ! voici que les ingénieurs d'outre-mer nous veulent
imposer leurs lois, en tentant de détruire chez les Français lettrés ce qui
fait leur force et leur séduction ; ils cherchent à substituer à l'art, que
tant de générations contribuèrent à faire glorieux et parfait, une
esthétique de fer et d'acier ; ils veulent enfermer la pensée entre les
bâtis d'une machine parmi les bras, les leviers, les engrenages.
     Il est des bornes à l'emploi de la mécanique, aussi impuissante à
produire des textes typographiques équilibrés qu'à se substituer à
l'artiste-peintre dans l'exécution d'un tableau. On lui doit demander des
besognes moins nobles, plus prosaïques. La mécanique triomphe dans
l'industrie ; elle ne peut, sans prétention, rechercher d' autres succès.
Sa seule fonction est de produire rapidement; il est des cas où cette
qualité est appréciable : la perfection typographique lui est interdite.
_____________________________________________________ 
      · Les mots « directeur artistique », « erreur PostScript », « agence
de pub » ou « XPress » n'ont pas été employés une seule fois dans ce texte.
Il a été écrit en 1908 (!) par Pierre Cuchet (« Etude sur les machines à
composer et l'esthétique du livre »).
      · Amitiés, JiDé