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Message : Obel, obele (fut : Une question pour la liste:)

(Jacques Melot) - Mercredi 28 Octobre 1998
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Subject:    Obel, obele (fut : Une question pour la liste:)
Date:    Wed, 28 Oct 1998 09:47:44 +0100
From:    Jacques Melot <melot@xxxxxx>

 Le 28/10/98, à 2:48 +0100, nous recevions de carleduc :

>Un de mes amis me pose une question à laquelle je suis bien incapable de
>répondre: quel est le nom d'un signe conventionnel en forme d'épingle
>qui, dans un texte manuscrit médiéval, signale l'apparition d'une
>interpolation? A-t'il une histoire? Une pérennité et une transformation
>éventuelle en signe typographique en usage?


   Nous avons déjà traité ce problème dans le présent forum. Vous
trouverez, ci-dessous, une réponse à votre question.

   Amicalement,

Jacques Melot, Reykjavík

==========================================

 Le 1/3/98, à 5:50 PM +0000, nous recevions de Patrick Cazaux :

>Il y a quelques mois, nous nous interrogions sur l'usage du dcaractère en
>forme de dague pour désigner des personnes décédées, alors que l'usage
>français est d'employer la croix chrétienne. J'ai acheté il y a quelques
>jours chez un bouquiniste un exemplaire d'une ouvrage intitulé : "XVIIIe
>siècle Lettres Sciences et Arts". Ce qui m'a attiré dans ce livre est sa
>très belle compo, de chez Firmin Didot. La police et bien entendu du
>Didot, dans un corps assez gros, je dirais du 12 et une interlignage
>confortable, ce qui est indispensable pour ce genre de caractères. Les
>chromolithographies, superbes, sont aussi de chez Didot. A noter que si
>les accents sont bien portés sur les caps, ce qui prouve bien à nous
>contributeurs que cela interroge que cet usage n'est pas nouveau, deux
>erreurs typographiques sur la couverture, à savoir la composition du "e"
>de XVIIIe en caps, au lieu de bdc, et l'oubli d'un accent dans la mention
>"Librairie de Firmin Didot Editeurs à Paris", sur le "é" de éditeur. Comme
>quoi, même dans les meilleurs maisons, on laisse passer des bourdes.

>Et la dague ? Après avoir écrit ce qui précède, je m'aperçois que je me
>suis mélangé les pinceaux avec le Grand memento encyclopédique Larousse de
>1936, qui, en effet, utilise la fameuse dague et non point la croix.
>Curieux, non ?


    Cher Patrick,

[...]

LA CROIX (sans la bannière).

   Dans la discussion que nous avons eue il y a quelques mois et que
j'avais d'ailleurs lancée (le lundi 19 mai 1997, à 12 h 14 mn 42 s T. U.,
il pleuvait et ma fille dessinait une poule sur le parquet tout neuf), j'ai
écrit :

>   J'ai trouvé récemment le mot « diésis » pour désigner en français la
>double croix. Ce mot est-il employé par les typographes professionnels
>actuels ?
>
>   Existe-t-il un mot spécialisé moins banal que « croix » pour ce que l'on
>appelle en anglais « dagger » ?

   J'ai eu l'idée, hier, de consulter le (grand) Harrap's
(anglais-français) à « dagger ». Ce dictionnaire, non seulement donne
« diésis » pour traduction française de « double dagger », mais encore
« obèle » pour « dagger ». Je pourrais considérer avoir répondu enfin à ma
propre question si, vieux renard rusé, je n'avais soupçonné là une issue
douteuse, car le Harrap's n'a, comme vous le savez peut-être, pas bonne
réputation auprès des traducteurs.

   En fait « obèle » est un terme introduit en français par R. Simon en
1689 dans  son Histoire du texte du nouveau testament (Rotterdam ;  R.
Leers). Ce terme qui, en français moderne, s'écrit « obel », vient du grec
« obelos » (broche à rôtir) car il désigne un signe plus ou moins en forme
de broche couchée ;  ce dernier était utilisé dans l'antiquité  - cela
remonte aux Alexandrins commentant Homère -  pour signaler les portions de
manuscrit renfermant du texte interpolé ou douteux (obelos periestigmenos).

   Selon l'Oxford English Dictionary (2e éd.), qui constitue l'autorité la
plus indiscutable en ce qui concerne la langue anglaise, le terme a été
introduit  - subséquemment, semble-t-il -  en anglais sous le nom voisin
« obelisk » (obeliskos, petite broche) pour désigner une sorte de tiret (-)
ou ce qui est maintenant le signe division (÷) et qui était utilisé jadis
pour marquer, comme expliqué plus haut, les passages dont l'authenticité
était incertaine dans les anciens manuscrits. Le lexicographe poursuit en
indiquant que ce terme est maintenant utilisé pour la croix utilisée comme
appel de référence. L'article se termine sur « (= dagger [...]). double
obelisk, the double dagger (). ».
   Ceci est confirmé à l'entrée « dagger » où il est indiqué, à titre de
définition, « Imprim. Un signe ressemblant à une dague (), utilisé pour les
appels de notes, etc. ;  aussi appelé obelisk. double dagger: un signe dont
les deux extrémités ressemblent à la poignée d'une dague, dont l'usage est
similaire.

   Il est intéressant de noter qu'il n'est pas dit qu'il s'agit de la
représentation d'une dague, mais d'un signe RESSEMBLANT à une dague. Je
pense donc que le terme convenable en français est et reste « croix », car
il s'agit déjà et quoi qu'il en soit d'une croix, et que cette croix a été
stylisée, par exemple au point de ressembler à une dague, dans des polices
qui appelaient naturellement une telle stylisation. D'ailleurs, dans de
nombreuses polices sans empattements non spécialement françaises, la croix
est la croix chrétienne (cf. Helvetica), alors qu'elle ressemble le plus
souvent  - d'ailleurs pas toujours ! -  à une dague ou une épée dans des
polices à empattement ou fortement stylisées.

   Du reste, ce qu'en dit Philip Luckombe dans son (anonyme) Concise
history of the origine and progress of printing (1770) est particulièrement
instructif :

« The obelisk, or long Cross, erroneously called the single Dagger [...] »

et semble bien confirmer l'hypothèse faite plus haut, à savoir que
« dagger » est vraisemblablement un terme descriptif appliqué à la croix
dans certaine de ses formes stylisées qui rappelaient cet objet, par
ignorance du terme correct en usage chez les gens du métier.

   Enfin, « diesis » apparaît comme le terme spécialisé (monde de
l'imprimerie) pour « double dagger ».
   Dans E. Phillips, The new world of English words :  or, a general
dictionary (1658, éd. de Kersey, 1706), on trouve :

« Diesis [...] among printers it is taken for a Mark, otherwise call'd a
Double-dagger »

ce qui est confirmé par E. H. Knight (1874, The practical dictionary of
mechanics) et le récent Oxford Engl. Dict.


CONCLUSION

   Le terme « diésis » ne figurant dans aucun dictionnaire de la langue
française sous cette acception, on en conclut qu'il s'agit d'une erreur du
Harrap's [lequel dictionnaire, soit-dit en passant, est surtout regardé par
les traducteurs expérimentés comme une énorme banque de mots, plutôt que
comme un « bon » dictionnaire]. Le mot « diésis » n'est qu'une variante
désuète du terme « dièse » utilisé en musique, non le nom français de la
double croix.

   Le terme français pour « dagger » est, au choix, « obèle » ou « croix ».
Peut-être serait-il préférable d'employer le premier (obel) afin d'éviter
la réapparition sporadique de la fausse alternative croix/dague.


   Salutations amicales,

Jacques Melot, Reykjavík
melot@xxxxxx


P. S.   Et si on créait un prix Obel de la typographie ?

==========================================



 Le 1/6/98, à 1:41 PM +0000, nous recevions de Jacques Andre :

>Jacques Melot wrote:
>>
>>
>> P. S.   Et si on créait un prix Obel de la typographie ?
>
>Voire Obel X ou Obel hic !
>
>--
>Jacques André


   Cher Jacques,

   vous ne croyez pas si bien dire !  En effet, je viens de passer à la
Bibliothèque nationale (d'Islande, Þjóðarbókhlaðan de son nom, þjóð,
peuple, nation, bók, livre, hlaði, ce qu'on accumule, suivant les
contextes, pile, tas, meule, etc.).

   J'ai continué mes recherches concernant les mots « obel » et « diésis ».
Ce fut un après-midi faste !

   Maintenant oyez bon collègues !

   [J'écris ce qui suit en supposant que vous avez lu ma réponse de ce
matin, Re: la dague et la croix) ;  afin de vous éviter d'aller voir les
archives, je reproduis l'intégralité du message à la fin du présent.]

   Ma conclusion était qu'en anglais le terme technique pour désigner la
croix était « obelisk » et celui pour la double croix « diesis ». Dans
l'Oxford English Dict. on trouve également le synonyme (du premier)
« obelus », plur. obeli, tiré du latin (médiéval) obelus, lui-même tiré du
grec obelos, broche à rôtir. L'emploi de ce terme est très ancien,
puisqu'on le trouve déjà dans la Bible de Wyclif (1382).

   Or cet obelus ou obelisk, en français obèle ou obel, est un terme connu
en paléographie et très ancien comme je l'ai déjà rappelé. Il était employé
en alternance avec... l'astérisque, eh oui, et c'est la que ça devient
intéressant, car l'astérisque, jadis représenté comme un X avec un point
dans chaque angle, servait à indiquer les lacunes (-) d'un manuscrit alors
que l'obel servait pour les ajouts (+).
   En considération de tout ce que j'ai pu lire sur la question, en
particulier l'association classique et constante de l'astérisque et de
l'obel, il ne fait aucun doute dans mon esprit que R. Goscinny avait
connaissance de ce fait et qu'il l'avait en vue lorsqu'il a choisi de
nommer ses héros Astérix (- ;  donc maigre) et Obélix (+ ;  donc gros),
deux amis inséparables comme les signes correspondants :  telle est
l'origine de ces deux noms.

   Vu d'un point de vue historique, l'astérisque est indissociablement
associée à l'obel, ce qui explique en particulier l'emploi de ces signes
dans les productions soignées de l'Oxford University Press (Clarendon
Press) et plus généralement dans la typographie anglaise traditionnelle
(cf. par exemple E. T. Whittaker & G. N. Watson, A Course of Modern
Analysis, Cambridge University Press, 1902 ;  à en juger par le 9e tirage,
1965, de la 4e éd., 1927 ;  cet ouvrage suit des convention s'accordant en
tout point avec celles que l'on trouve dans The Chicago Manual of Style,
13e éd., § 12.49).
   De manière très générale, l'astérisque est fondamentalement associé à un
MANQUE (il sert à prendre la place d'un caractère manquant, d'où son usage
comme caractère générique dans les fonctions de recherche des logiciels de
traitement de texte, ou Dom B*** Portier des Chartreux, il sert aussi à
indiquer, en philologie, une forme manquante supposée,
garou<*garwalf<*variwulf, homme-loup, ou encore une forme obscure, etc.)
alors que l'obel est fondamentalement associé à un AJOUT (texte reconstitué
dans un manuscrit, note infra-paginale, etc.).

   En 1889, dans F. W. Farrar, Lives of the Fathers, II. xvi, p. 351, on
peut lire « To amend the latin version [...] with asterisk and obeli ».

   En 1862, dans une publication de l'Archevêque Richard Chenevix Trench,
Notes on the miracles of Our Lord, XV, 251 :  « In other MSS [...] the
obelus which hints suscipicion [ajouts éventuels], or the asterisk which
marks rejection ».

   On verra encore :

Totius latinitatis Lexicon opera et studio Aegidii Forcellini [...]. 6 vol.
(1858-1860) à asteriscus (v. I, « asteriscus cum obelo [...] », p. 443) et
obeliscus et obelus (vol. IV, p. 336).

Glossarium mediæ et infimæ latinitatis conditum a Carolo Dufresne Domino du
Cange [...]. 14 vol. 1840. Voir asteriscus et obelus.

A Greek-English Lexicon, compiled by H. G. Liddell and R. Scott [...].
1968. Oxford, at the Clarendon Press. Voir asteriskos (p. 261) et obeliskos
et obelos, ou plus exactement obellos (p. 1196). On notera en particulier
« obeliskos [...] II. anything shaped like a spit: the blade of a two edged
sword [...] the iron head of the Roman pilum », qui semble bien montrer
qu'à l'origine l'obel (c'est-à-dire ce qui, en anglais, est maintenant plus
connu sous le nom « dagger ») est bien une broche à rôtir ou une épée à
double tranchant et qu'elle n'est devenue une croix chrétienne que
secondairement, par le hasard de simplifications typiquement modernes
(appauvrissement, linéarisation des contours).

   Salutations amicales,

Jacques Melot, Reykjavík
melot@xxxxxx