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Message : Danielewski (2) (Eric Angelini) - Vendredi 01 Novembre 2002 |
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Subject: | Danielewski (2) |
Date: | Fri, 1 Nov 2002 08:43:06 +0100 |
From: | "Eric Angelini" <keynews.tv@xxxxxxxxx> |
Un peu plus ici. R-à+ E. ------------------- L'épreuve du carnage LE MONDE DES LIVRES | 29.08.02 | 17h48 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.08.02 LA MAISON DES FEUILLES (House of Leaves) de Mark Z. Danielewski. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Claro, Denoël, 708 p., 29 euros. Lorsque Paris, à travers le phénomène Houellebecq, se flattait d'un brillant constat de défaite, New York s'essayait à l'épreuve du carnage. L'auteur de La Maison des feuilles,Mark Z. Danielewski, 36 ans, fils d'un cinéaste d'avant-garde, mit douze ans à écrire ce premier et peut-être unique livre. Il commença par diffuser sur Internet son roman à mesure qu'il s'écrivait, à la demande d'amis inquiets de son état et curieux de son travail. Puis tout le milieu branché se prit de passion pour La Maison des feuilles sur la Toile. Brett Easton Ellis déclara que tous les autres écrivains vivants n'avaient qu'à plier le genou et s'incliner à l'épreuve de la lecture du livre. Quand il fut publié par Pantheon Books, en 2000, son succès était déjà installé. Roman expérimental total qui multiplie les strates narratives et les variations textuelles, il commence par décourager le lecteur, si bienveillant soit-il, avant que ce dernier ne se souvienne que toute vraie littérature exige caractère et volonté de celui ou celle à qui elle s'offre. On ne lit pas Joyce comme on se promène dans un parc. L'histoire est celle d'un vieil aveugle, Zampano, qui vient de mourir dans une banlieue sordide de Los Angeles, laissant un manuscrit monstre dans une malle, le Navidson Record. Johnny Errand, tête brûlée de 25 ans, junky intellectuel et bagarreur, le retrouve et décide de le publier malgré son avertissement au lecteur : "Je fais encore des cauchemars. D'ailleurs, j'en fais si souvent que je devrais y être habitué depuis le temps. Ce n'est pas le cas." Le lecteur prend donc connaissance de l'histoire de Zampano et des notes en bas de pages de Johnny qui réagit à sa lecture et raconte ce qu'elle provoque en lui, entre rémanences et catharsis. A cela s'ajoute une glose universitaire qui tente d'analyser cette étrange histoire, les précisions des éditeurs, les documents et annexes, les lettres de la mère de Johnny, les poèmes de Zampano... Chacune de ces strates narratives est composée dans une typographie propre. La forme du texte principal - le Navidson Record - épouse la cinématique de l'action, multipliant les blancs, les phrases en colimaçon et les audaces formelles. Voici donc une matière textuelle qui agit physiquement sur le lecteur autant qu'elle en appelle à son intellect. DU GRINÇANT AU PATHÉTIQUE La trame principale décrit le documentaire-culte que tourna Will Navidson avec sa femme et ses deux enfants dans sa maison en Virginie. Installant des caméras partout dans son nouveau foyer, il décide de filmer ses retrouvailles avec ceux qu'il aime, après les avoir négligés pendant des années, bravant les périls aux quatre coins de la planète, photographiant des instants de vies livrées à la mort. Seulement voilà, sa maison semble étrangement plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur. Un nouvel espace, apparaît, pouvant se dilater ou rétrécir à l'infini. Des explorations commencent, au grand désespoir de sa femme Karen, qui pensait que la vie dangereuse de son mari s'arrêterait au seuil de sa maison. Ce postulat fantastique, la béance insondable qui naît là où l'amour avait prévu de se réifier, augure du carnage, et est exploitée par Mark Z. Danielewski en véritable écrivain pervers et polymorphe. Il mise sur la polyphonie : à chaque voix sa tonalité, du grinçant au pathétique. Conçue comme une farce protéiforme, acide et ironique, La Maison des feuillesconvoque quelques personnalités comme Jacques Derrida, Stanley Kubrick, Stephen King, les grands critiques littéraires ou encore le magicien David Copperfield, reflet de l'humour typiquement juif de cet auteur aussi cruellement iconoclaste qu'un Groucho Marx. Danielewski s'amuse aussi de ses propres prouesses dialectiques, invoquant les grands mythes métaphysiques et littéraires comme le Minotaure ou Echo afin de provoquer des collisions de sens. Ici, le drame n'est pas la nuance, mais la multiplication des nuances. Véritable alchimiste qui écornifle les savoirs occidentaux, Danielewski donne alors le summum du miroitement de son esprit, qui n'est qu'exposition de toutes les vérités recevables. Il multiplie les fausses pistes. Avec Echo justement, alliant sa vision poétique et scientifique aux Métamorphoses d'Ovide en passant par le Quichotte de Cervantès ; avec Pierre Ménard - sans préciser le nom de son créateur, Borges - qui fit écho à "l'ingénieux hidalgo" en empruntant une phrase à Cervantès : "La vérité, la mère de laquelle est l'histoire émulatrice du temps, dépôt des actions, témoignage du passé, exemple et avis du présent et avertissement pour l'avenir." Johnny Errand, notre lecteur éditeur, meilleur consommateur de cocaïne ou de mélatonine que comparatiste, ne saisit pas cet emprunt : "Merde alors, comment peut-on parler de "délicieuses variations" quand les deux passages sont exactement les mêmes !" Après que les différents personnages de son ballet - travestissement du postmodernisme - se sont exprimés chacun par une petite danse personnelle, Danielewski finit par conclure - provisoirement, car toutes les thématiques abordées disparaissent pour mieux réapparaître : "Le mythe fait d'Echo le sujet d'une attente et d'un désir. La physique fait d'Echo le sujet de la distance et du motif. En ce qui concerne l'émotion et la raison, les deux prétentions sont justes. Et là où il n'y a pas d'Echo il n'existe pas de description de l'espace ou de l'amour. Il n'y a que silence." Car - convient-il de le préciser ? - le sujet de ce labyrinthe humaniste n'est rien d'autre que l'amour et l'impossibilité actuelle d'entendre l'écho de son déclic. Navidson, perdu dans les dédales de son désir prométhéen, n'arrive plus à communiquer avec son Hélène. Hector perd sa guerre, Ulysse peine à revenir au bercail retrouver Pénélope. VERTIGES INFINIS Dévoré par ses passions, conditionné par son passé aliénant, l'homme contemporain en néglige le sentiment amoureux. La courroie de transmission ne fonctionnant plus entre l'amour et l'action, il sera soumis à l'épreuve du carnage. Tandis qu'un trou noir s'ouvre sur des vertiges infinis, le héros s'enfonce toujours plus loin dans le chaos. Pourtant, juste avant la mort, la femme aimée le récupère. Il ne lui reste alors que "la route déserte, sa courbe pâle disparaissant dans les bois où rien ne bouge et où la lumière d'un lampadaire tremblote puis s'éteint alors que l'obscurité se referme sur toutes choses telle une main". L'épreuve du carnage se modélise à l'ensemble des relations humaines dans la société du troisième millénaire. Le tout est de savoir que c'est la victime qui nomme le carnassier, dans leur relation de coexistence. Et celui qui sait nommer reste celui qui détient le pouvoir, gardien symbolique du sens face à la barbarie de l'absurde et de l'innommable. Chez Danielewski, l'enfer est un passage obligé et voulu, tout comme chez Dante. Mais la singularité de La Maison des feuilles tient en ce que ce livre mêle enfer et paradis en un seul lieu, la maison de Virginie. Cela n'exclut ni la drôlerie ni l'ironie, seraient-elles empruntées par le plus amusant des juifs aux Evangiles : "Il y a de nombreuses pièces dans la maison de mon père. Si cela n'était pas, je vous l'aurais dit. Je vais vous préparer une place..." (saint Jean, chapitre 14). Après avoir affronté La Maison des feuilles, on ne saurait que trop conseiller d'aller en Chine admirer les fresques du Temple de la mer de la loi et d'éprouver ainsi les signes de sa survie après l'épreuve infligée par un simple tigre de papier. Qui a dit que la littérature n'était plus dangereuse ? Romaric Gergorin
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