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Message : Re: [typo] caractères chinois

(Jean-François Roberts) - Lundi 24 Mai 2004
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Subject:    Re: [typo] caractères chinois
Date:    Mon, 24 May 2004 02:39:21 +0200
From:    Jean-François Roberts <jean-francois.roberts@xxxxxxxxxx>

Title: Re: [typo] caractères chinois
Entendons-nous : tout caractère (et tout signe linguistique en général) renvoie bien entendu - d'une manière ou d'une autre...) à un mot. A ce titre, tous les signes linguistiques servant à l'écriture d'une langue - formelle ou naturelle (lettres de l'alphabet, mots écrits d'une langue à écriture alphabétique ou syllabique, caractères chinois ou mayas, signes mathématiques...) - sont des symboles, au sens sémiotique du terme. Ceci en vertu du principe fondamental - et bien établi - de l'arbitraire du signe linguistique. Ce qui impose un petit détour (superficiel comme toujours, rassurons-nous) dans les méandres de la théorie linguistique du signe.

Or, il est clair qu'un pictogramme (chinois ou autre) n'est pas arbitraire dans sa forme : il se comprend *même sans savoir qu'il y a un mot derrière* (enfin, avec un peu d'entraînement... ou initialement, disons ;). Evacuer ce point fondamental derrière une caractérisation globale du signe d'écriture où tout serait "symbole" de par le détour du *mot*, serait tout de même perdre une distinction essentielle, au niveau du signe même : en l'occurrence, au niveau du caractère.

Ajoutons que, dès lors qu'il s'agit d'un pictogramme au sens *linguistique*, une autre considération essentielle intervient : celle du sytème d'écriture, qui impose des contraintes très précises quant à la réalisation de tout signe en faisant partie. Ainsi, un pictogramme, au sens sémiotique, du soleil pourra prendre diverses allures (plus ou moins gros, avec ou sans rayons...), de même qu'un pictogramme (sémiotique) pour "lune" (premier ou dernier quartier, pleine lune souriante..). En tant que pictogrammes linguistiques, en revanche, leur forme est strictement codifiée : les hanzi pour "soleil" et "lune" ne s'écrivent pas selon ma libre inspiration artistique et fantaisie du moment... On saisit la différence entre le niveau sémiotique de l'analyse, et le niveau linguistique.

De même, on pourra, bien entendu, arguer que tout signe linguistique, en tant qu'il renvoie à un mot, a une dimension phonique. C'est l'évidence même (mais aucunement un "miracle"). A la limite, on pourra même arguer que *tout* acte mental, en ce qu'il passe par le langage, aura une dimension phonique. Entendons par là qu'on ne saurait penser sans catégories, et que ces catégories sont déterminées linguistiquement, donc par une structure première *phonique*. C'est la thèse du "langage intérieur", qui fit couler beaucoup d'encre dans les années 1920-1930, en particulier. (Ainsi, si je vois une oie, c'est que je reconnais là une oie, plutôt qu'un canard, ou un pigeon, ou une table. Or, "oie" est une catégorie linguistique, qui ne découpera pas la réalité identiquement d'une langue à une autre. Sur ce point, voir les débats épistémologiques des années 1950-1960.)

Là encore, à tout réduire à une vision globale, on ne voit plus rien, et on a perdu une distinction essentielle au niveau du signe. Si je vois l'image d'un crâne humain, vu de face, surmontant deux os longs croisés, je n'aurai aucun mal à comprendre ce que ça *veut dire*. En revanche, si je dois exprimer ce que *dit* effectivement ce signe, autrement dit : dire quels sont les mots qu'il y a derrière - selon le contexte, je serai amené a dire "pirates" ou "pas de quartier", ou "danger de mort". Ce sont quand même des mots, et des idées, assez distincts. On a compris la différence entre un indice ou index et un mot.

(En revanche, si je vois l'image, même simplifiée, d'un téléphone, ou d'un combiné, je saurai directement que ça se lit "téléphone". Mais ce pictogramme, "universel" de par sa nature, ne me dit rien quant à sa prononciation : en allemand, par exemple, je serai amené à le "lire" : "Fernsprecher".)

De même, si je vois le signe "+", dans un texte allemand, seul le contexte me permettra de savoir si je dois le lire "plus" ou "und". Et seule ma connaissance de la langue allemande me permettra, d'ailleurs, de savoir que "und" est la lecture courante, en allemand. De même, seule ma connaissance de la langue me permet de savoir que "&" se lit "et" en français, "and" en anglais, etc. On a compris la différence entre un symbole, au sens linguistique cette fois, et un signe phonétique. (Même si on peut retrouver l'origine du signe "&" dans le latin "et", il est clair qu'il ne se lit plus comme le mot "et" latin. C'est donc devenu un symbole. Une évolution ultérieure a donné le "+" allemand.)

On comprendra donc sans mal que les Chinois eux-mêmes aient jugé utile de partitionner leurs caractères en catégories distinctes. Ça permet de savoir de quoi on parle, en effet, et comment aborder un caractère. Vouloir au contraire tout subsumer dans une même indistiction globale serait perdre les distinctions mêmes qui sont le propre du langage.

Pour savoir comment prononcer un pictogramme, un symbole ou un idéogramme, donc, il faut connaître la langue : soit on devine ce que représente le caractère (analyse sémiotique, donc) et on en retrouve ainsi la prononciation (contexte linguistique), soit - cas le plus fréquent - on a appris et le caractère et sa prononciation (le mot qu'il représente). A défaut, le dictionnaire sert justement à ça. Mais il n'y a là pas plus de "miracle" que dans le fait - qui fonde toute écriture - qu'un signe linguistique renvoie à un mot, qui se prononce (dès lors qu'il existe).

Mais arguer de ce que tous les caractères se composent, en définitive, d'éléments premiers qui ne disent rien quant à leur prononciation - pour en conclure que, par conséquent on ne saurait pas comment prononcer les phonogrammes sans une démarche analogue à celle que requièrent les 3 catégories non phonétiques, serait là encore pécher par simplisme jusqu'à l'absurdité. A ce titre, on pourrait arguer que, dans une langue à écriture alphabétique, comme le français, où les lettres représentent (très schématiquement...) des phonèmes, qui sont eux-mêmes dénués, en tant que phonèmes, de toute signification (première articulation), il s'ensuivrait que les mots à leur tour (deuxième articulation) sont dépourvus de sens. Argumentation ingénieuse, dont vous conviendrez qu'elle est viciée à la base (on se sert des mots pour soutenir que les mots ne disent rien) et, surtout, qu'elle méconnaît radicalement tous les faits linguistiques.

Qu'en est-il donc de la catégorie la plus nombreuse de caractères chinois, représentant 90 % de l'ensemble ? Les phonogrammes   ("xingsheng" : de "xing2" = "forme" [comme dans le terme pour "pictogramme" : "xiangxing"] ; et "sheng1" = "son", ou "ton"), c'est-à-dire les caractères dont "la forme [indique] le son" appellent en effet une analyse distincte. (Là encore, libre à vous de préférer une périphrase reflétant le terme chinois.)

Là, indiscutablement, il faut connaître, outre les 214 clés (élément sémantique) - ou 540 avant le _Kangxi zidian_, ou 227 avec le      _Xinhua zidian_ - il faudra donc connaître, en effet, la prononciation du caractère isolé servant ici d'élément phonétique. Ou, plus généralement, on aura appris et le caractère (composé) et le mot qu'il représente en même temps : c'est la forme habituelle d'apprentissage d'une langue, et de son écriture. Sinon, là encore, le dictionnaire fera l'affaire. Mais, à la différence ,des pictogrammes, idéogrammes et symboles, qui ne se peuvent connaître que par eux-mêmes, la forme de l'élément phonétique sera une indication puissante, en ce qui concerne le phonogramme, pour ce qui est de sa prononciation  Et c'est indiscutablement plus qu'un simple procédé mnémotechnique. On concevra que la correspondance caractère chinois-mot est d'autant plus "transparente" qu'on connaît la langue chinoise, et la culture qu'elle véhicule.
(Mutatis mutandis, on aura le même problème, d'ailleurs, pour la vocalisation des mots arabes, ou hébreux, qui s'écrivent en général sans aucun des diacritiques permettant de fixer leur vocalisation, mais n'en seront pas moins immédiatement lisibles pour tout lecteur autochtone - qui saura, par exemple, que "âm" se lit "oumm", c'est-à-dire "mère", et non *"im", par exemple.)

On ne fait là, une fois de plus, que se rendre à l'évidence : les Chinois savaient ce dont ils parlaient.... A cela près, bien sûr, qu'on aura toujours, outre le problème des homophones, que résout en général l'écriture, celui des vrais homonymes (mots ayant même prononciation et même caractère, alors que leurs sens sont bien disjoints) et... des homographes (un même caractère, représentant un seul et même mot, pourra se lire de deux, voire trois façons différentes...).

Maintenant, on pourrait, bien entendu, retourner le problème, et évoquer le statut fort différent des hanzi lorqu'ils furent adoptés pour le japonais (kanji), le coréen (hanja) ou le vietnamien (quoc ngu). Ou, question fort semblable, de leur statut pour l'écriture des autres langues chinoises (autres que le mandarin, s'entend), comme le cantonais (yue), par exemple, voire pour d'autres dialectes de mandarin que celui de Pékin, en sa variante "officielle" ("putonghua", c'est-à-dire "langue commune").

Mais c'est une autre histoire...


De : "Pierre Schweitzer" <pierre.schweitzer@xxxxxxxxxxx>
Répondre à : typographie@xxxxxxxxxxxxxxx
Date : Sun, 23 May 2004 22:49:34 +0200
À : <typographie@xxxxxxxxxxxxxxx>
Objet : Re: [typo] caractères chinois


Jean-François Roberts <mailto:jean-francois.roberts@xxxxxxxxxx>  écrivait :

Pour les caractères chinois ("hanzi"), on use donc légitimement (mais en un sens légèrement plus restreint) du terme

(...) "symbole" : "zhishi" (de "zhi3" = "doigt", ou "pointer" [du doigt ou autrement] ; et de "shi4" = "affaire"; "occupation", "sujet"), les caractères qui "renvoient à une affaire [abstraite]". Attention : ce ne sont pas des "index" au sens sémiotique !

(...) "pictogramme" : "xiangxing" (de "xiang4" = "image" [ou : "éléphant" - dont c'est le pictogramme !] ; et "xing2" = "forme"), c'est-à-dire les caractères qui "repésentent la forme [d'une chose]". Ce sont des "icones", au sens sémiotique.

(...) "idéogramme" : "huiyi" (de "hui4" = "association", "assemblage" ; et "yi4" = "sens", "idée"), c'est-à-dire les caractères qui sont des "assemblages de sens". (...)

Vous constaterez que, parmi les hanzi, ni les symboles, ni les pictogrammes, ni les idéogrammes ne sont phonétiques - quelle que soit la façon dont on tourne la question. Cela dit, ils ne représentent en effet que 3 % des caractères en question...

_ _ _


Une remarque et un gros doute, encore ;-)

Ok, les symboles, pictogrammes et idéogrammes ne représentent que 3% des *caractères*. En tant que caractères, ils ne sont constitué que de traits. Mais c'est bien la graphie de ces 3% de caractères qui compose la quasi-totalité des autres caractères, complexes notamment. Quand on explique que ces caractères complexes sont formés d'un élément phonétique et d'une clé (et non directement de traits), ces éléments phonétiques et clés sont précisément des symboles, des pictogrammes ou des idéogrammes.

Si on compte en caractères, oui 3% sont des symboles, pictogrammes ou idéogrammes.
Si on raisonne en composants de caractères, ce doit être... 99% qui sont formés avec ces 3% de... signes (?). Donc les symboles, idéogrammes et pictogrammes sont omniprésents au moment de la lecture, à 3% en tant que caractères, et à 97% en tant que composants (clés et phonétiques).

Là où décidément, je dois être vraiment dur de la feuille, c'est encore sur la phonétique... Si les pictogrammes, idéogrammes et symboles ne sont pas phonétiques comme vous l'écrivez, par quel miracle arrive-t-on à les prononcer ?

Pierre Schweitzer