Un grand moment…
J'avais oublié que cette liste pouvait abriter de tels propos ,
au cœur de son sujet, argumentés, érudits et vécus.
Voilà qui fait du bien, merci !
(et bise aussi )
Sabine.
Quelques réflexions...
Typographie au plomb.
En perdant, un peu après le milieu du siècle précédent, son statut
de procédé d'impression industriel, la typographie, à l'instar de
la lithographie quelques années avant, a peu à peu gagné un statut
de moyen d'_expression_ artistique. Elle s'est donc vu délaissée par
le monde ouvrier et intéresser progressivement le petit monde des
créateurs. Des ouvriers, de tous temps et en toutes disciplines,
il y en eut de bons, de médiocres et de mauvais. Les bons
produisaient du bon travail, et les mauvais, du mauvais (truisme).
Ils avaient cependant une bonne excuse à cela : ils étaient payés
à l'heure ou aux pièces et ils avaient besoin de ce travail pour
subsister. Il est dès lors stupide d'incriminer la typographie en
tant que technique après avoir vu et recensé un mauvais travail
qui nous vient du passé. La technique n'y est pour rien. Un homme
(seulement lui) est «coupable», voilà tout.
Les progrès technologiques font que la typographie est désormais
majoritairement pratiquée par d'autres vecteurs que le plomb et
que la culture spécifique qui est liée au plomb est
progressivement oubliée (ou non apprise) par le plus grand nombre
des pratiquants de la discipline. Doit-on nécessairement mépriser
(ou dépriser) la plus vieille pour ne valoriser que la plus
jeune(*) ? Et cet éventuel mépris ou "dépris" ne serait-il pas lié
dès lors à ce manque de culture ou à cet oubli ? Nulle technique
n'est parfaite, pas plus les récentes que les anciennes. Et toutes
ont des qualités que les autres n'ont pas. La typo plomb est
pérenne. J'ai récemment retrouvé dans un casseau poussiéreux,
acheté voici 10 ans chez un typo qui fermait, des vignettes
fondues vers 1880. Elles sont encore en bon état et je peux m'en
servir. Qui de nos jours est capable d'ouvrir un fichier de mise
en page vieux de dix ou quinze ans sans recharger le logiciel
adéquat (encore faut-il l'avoir gardé) ou aller fouiller dans le
garage pour rebrancher le vieil ordi dont même les enfants peu
regardants ne voulaient plus ? L'impression aux encres grasses
obtenue à partir de typo plomb est pérenne. Il suffit de se rendre
dans un musée ou une bibliothèque et de demander à consulter la
bible à 42 lignes attribuée à Gutenberg pour s'en convaincre(**).
Peut-on en dire autant des impressions numériques ? Leurs durées
de vie à l'heure actuelle semble être, au mieux, d'une centaine
d'années. Document numérique dématérialisé ? Certes, mais quel
format. Qu'en sera-t-il dans dix ou quinze ans du PDF que nous
produisons de nos jours ? Impression aux encres grasses en offset
d'après un document numérique. Oui, il devrait avoir la même durée
de vie qu'une impression typo plomb, mais... Mais l'impression
typo a une netteté, une profondeur, une intensité, une sensualité
que n'ont pas les autres procédés d'impression liés au texte. Et
elle autorise tous les papiers, ce qui n'est pas le cas des
impressions numériques et pas tout à fait le cas de l'impression
offset. Pourquoi cette volonté de garder des traces pérennes ?
Peut-être pour que l'histoire continue à se faire, après nous...
Nouvelle version de Trois typographes en avaient marre.
La typographie au plomb est donc désormais entre les mains des
créateurs. Encore faut-il que ces créateurs daignent apprendre le
B-A BA de la discipline qu'ils pratiquent, surtout quand cette
discipline est une technique un peu complexe. Et qu'ils ne donnent
pas à voir, dans leurs productions, des caricatures vulgaires.
C'est hélas le cas dans cette nouvelle édition des Trois
typographes en avaient marre. L'art du typographe peut aller
de l'austérité la plus assumée jusqu'à la fantaisie débridée. Nous
ne sommes pas ici au sein de ces marges de valeur mais dans la
plus évidente vulgarité (j'allais dire : dans la clownerie, mais
l'art du clown est noble). La composition est digne de celles que
l'on trouve sur Ebay pour vendre du caractère bois ou plomb avec
comme argument : décoration pour loft. C'est du n'importe quoi
pour bobo superficiel. De la poudre aux yeux sous couvert de
virtuosité. Même vulgarité dans l'impression et le choix du papier
(la preuve, ici, qu'en typo on peut imprimer sur tout papier) avec
un foulage (trace que laisse en creux le caractère lors de
l'impression, explication pour les non-letterpress nerds)
si tant tellement excessif qu'il en est, pour moi, vomitif.
Foulage qui veut dire au gogo : «Tu as vu cette belle typo, tu as
vu comme elle défonce bien le papier parce que c'est de la vraie
typo !» Typo pour bobo-gogo-zozo inculte. Creuse et non avenue. Je
suis bien d'accord avec toi, Sabine (une bise à toi, au passage),
même si tes propos — de l'extérieur — sont bien plus mesurés que
les miens — de l'intérieur.
Pour constater le fossé qui existe entre cette «chose» et les
productions d'autres créateurs contemporains, il suffit d'aller
voir chez eux ce qu'ils font. De Thierry Bouchard récemment
disparu (austérité assumée) à John Crombie (fantaisie débridée) en
passant par Noël Marsault, Jean-Hugues Malineau, Philippe Blanc,
le Alain Roger d'il y a 30 ans (celui de maintenant ne typote
plus), Christine Brisset (compagne et successeuse de Jean
Le Mauve), Michael Caine et de nombreux autres que j'oublie et
peut-être moi mais ce n'est pas à moi de le dire, l'éventail est
large de ceux qui travaillent à créer avec du plomb et qui le font
correctement.
GLM.
La plupart des créateurs typo contemporains ont trouvé leurs
sources chez les typos des générations précédentes. GLM n'a pas
été la moindre de ces influences ou du moins de ces références.
Et malgré ce que d'aucuns pourraient en penser, son œuvre n'est
pas insignifiante. Elle est d'abord forte de plus de 600 ouvrages,
pour un homme qui travaillait seul ce n'est déjà pas si mal, on
pourrait demander à ses détracteurs d'essayer d'en faire autant.
Je glisse sur ses qualités éditoriales qui semblent faire
consensus, ou presque, pour aborder le côté graphique de son
travail. Il n'a jamais été classique, ni ennuyeux ; jamais
délirant mais d'une fantaisie subtile dans l'emploi de certaines
vignettes pour un décor simple. Il n'a jamais été répétitif, sauf
dans le cas de collections mais c'est la loi du genre. Son
impression a toujours été soignée et sans vulgarité (cf. plus
haut). Il eut quelques audaces de maquettes (comme ce Corbeau
d'Edgar Poe donné dans la langue originale et dans les traductions
de Baudelaire et de Mallarmé avec des pages asymétriques qui
permettent de voir simultanément le poème original et ses deux
traductions) ou de composition comme ses deux Trois
typographes en avaient marre (Désolé, É. A., moi j'aime
beaucoup et je respecte ; une poignée de mains à toi, au passage),
Le Livre d'Aube(***) de Marthe Haury, sans parler du Facile
de Paul Éluard dont les poèmes épousent les formes nues des femmes
solarisées par Man Ray (facile à vendre aussi grâce au duo
Éluard-Ray).
Parmi les éditeurs typographes de la première moitié (et un peu
plus) du 20e siècle, on peut aussi regarder avec intérêt les
publications de Jacques Haumont, Henri-Paul Jonquières (et son
fils Pierre), Pierre-André Benoit, Pierre Gaudin (René Jeanne,
successeur) malgré, chez ce dernier, un choix de papiers parfois
contestable et, pour ceux qui n'imprimaient pas eux-mêmes : la
Sirène, Émile-Paul frères, Crès, le Vox des Brins de plume
et des Divertissements typographiques, ... et tous ceux
que mon Alzheimer me fait oublier.
Typographie non conventionnelle.
Elle ne date pas d'hier et nous est arrivée aujourd'hui pas encore
trop essoufflée. On la fait remonter au Coup de dés
mallarméen (1897) mais que dire de Laurence Sterne et de son Tristram
Shandy (milieu 18e), de Nicolas Cirier (fin 18e, début 19e)
et de ses Apprentif administrateur et L'Œil
typographique, sans parler du Roti-cochon et de tous
les autres ouvrages anonymes d'apprentissage de la lecture.
Mallarmé «invente» une poésie spaciale et impose une typographie
en conséquence, il sera suivi par nombre de poétereaux du 20e
siècle. On trouve également du jeu ou de la fantaisie
typographique dans Mes États d'âme ou les Sept Chrysalides de
l'extase [sic] de Retoqué de Saint-Réac (1904, réédité par
mes soins en 2002), dans les Calligrammes d'Apollinaire
(1911), chez les Dada (Picabia, Ribemont-Dessaignes, Ball,
Schwitters), chez les Futuristes italiens (Marinetti), les
Futuristes russes (Rodchenko, Maïakovski), plus tard chez les
Lettristes (Isou, Lemaître). Il n'y a pas si longtemps, ont
rejoint la cohorte le Massin de La Cantatrice chauve
(Ionesco inv.) et le Faucheux de K éditeur, surtout avec les Épiphanies
(Pichette inv.). Pourquoi vouloir que ça s'arrête sous prétexte
que Dada est passé par là ? On a le droit de s'amuser, surtout
quand on le fait sans manifester un mauvais goût trop ostensible.
Euh... voilà. J'ajoute au passage (pub) que j'organise dans mon
atelier champenois des stages typo d'une semaine (initiation ou
perfectionnement) et des week-ends typographiques. On ne sait
jamais...
Par ailleurs, je travaille en ce moment à un ouvrage d'un auteur
fin 18e, texte composé (à la main, bien sûr) en Garamond (beuh !
c'est d'un classique...) mais dont toutes les illustrations sont
réalisées en détournant l'usage ordinaire du Super Veloz (plus
original)... (/pub)
J'ai dû me créer quelques inimitiés supplémentaires avec mes
petites réflexions. Bast, qu'importe ! Je serai seul dans mon
cercueil, autant que je m'entraîne un peu avant l'échéance...
(*) Je ne méconnais pas cette plus jeune. J'ai connu et pratiqué
la photocomposition et, depuis 1983 date de l'achat de mon premier
ordurateur (pas un Mac, je n'ai jamais eu les moyens), j'ai
utilisé Ventura publisher, Pagemaker, Framemaker, Xpress (une ou
deux fois, contraint et forcé) et quelques autres dont j'ai oublié
le nom ; maintenant Indesign.
(**) A défaut :
http://www.gutenbergdigital.de/gudi/start.htm
http://www.hrc.utexas.edu/exhibitions/permanent/gutenberg/web/pgstns/01.html
http://www.bl.uk/treasures/gutenberg/homepage.html
(***) On le voit dans ma bibliothèque, et là :
http://livres-en-liberte.blogspot.com/2010/04/le-livre-daubes.html
Christian Laucou
typographe et homme de lettres (ce qui revient au même)
cls@xxxxxxxxx
http://www.fornax.fr
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Sent from my letterpress machine connected to my pedals
computer.
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