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Message : Les ligatures dans les normes et standards

(Alain LaBonté ) - Lundi 16 Février 1998
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Subject:    Les ligatures dans les normes et standards
Date:    Mon, 16 Feb 1998 10:43:23 -0500
From:    Alain LaBonté  <alb@xxxxxxxxxxxxxx>

A 13:52 16/02/98 +0100, Thierry Bouche a écrit :
>voici une URL intéressante sur la cohabitation possible d'Unicode et
>de la typo, la liste des glyphes d'Adobe :
>http://www.adobe.com/supportservice/devrelations/typeforum/glyphlist.txt
>
>[...]
>
>et toujours cette incroyable distinction :
>00C6;AE;LATIN CAPITAL LETTER AE
>0152;OE;LATIN CAPITAL LIGATURE OE
>
>pourquoi AE lettre et OE lig ??

   [Alain] :
   Parce que les Scandinaves ont fait des pieds et des mains pour faire
faire une correction à la proposition initiale de nom du caractère Æ dans
la norme ISO/CEI 10646 (jeu universel de caractères codés sur plusieurs
octets ou JUC, dont le standard UNICODE est un sous-ensemble restreint).
J'ai été l'un des rares à me battre pour dire que, bien qu'il faille
concéder qu'il s'agit d'une lettre à part entière des alphabets danois et
norvégien, personne ne peut nier que ce caractère est historiquement la
ligature des lettres A et E, et que cela remonte aux Romains eux-mêmes, la
gravure sur pierre en faisant foi. Mais la politique a gagné.

   Il ne faut pas oublier que les Français (cela est du passé, bien sûr,
mais c'est un petit groupe de Français qui n'a consulté personne, qui s'est
battu acharnément pour nous priver de notre ? <OE> dans l'alphabet latin n°
1 [il y était dans les propositions initiales] -- c'était en 1987 -- ils
représentaient la France officiellement!), malgré l'opposition des
Canadiens, avaient déjà concédé cela en admettant que le caractère Æ était
légitime dans l'alphabet latin n° 1 alors qu'? (<OE>) ne l'était pas...

   L'importance des termes entre ici en jeu : dans les normes de codage de
l'ISO, une ligature est un artifice typographique purement esthétique et
optionnel (ce n'est pas le sens de la langue générale, qui ne comporte pas
une telle restriction, mais c'est en tout cas une convention et un dogme
bien établi à l'ISO pour ce terme). 

   Donc les Scandinaves d'une part avaient peur que l'on ne reconnaisse pas
d'emblée une des lettres fondamentales de leur alphabet et d'autre part,
ceux qui parlaient pour la France disaient, de manière incompétente (j'ose
depuis toujours l'affirmer!), que ? (<OE>) était optionnel (une ligature au
sens de l'ISO) et pouvait se placer partout où les deux caractères OE
étaient placés côte à côte, ne reconnaissant pas (par ignorance) qu'il
s'agit d'un caractère orthographique en français (obligatoire dans « ?uf »
[<oe>uf], et interdit dans  « coefficient », par exemple, démonstration que
j'ai dû faire à l'ISO quand je suis arrivé en 1988, mais le « latin 1 »
avait déjà été adopté en 1987 -- j'ai quand même eu le temps de côtoyer les
coupables et de discuter avec eux, je connais tous les acteurs, de même que
toutes les raisons obscures qui les ont poussés. 

   Par ailleurs, une autre norme de l'ISO, la 6429, prescrit et décrit
l'usage de caractères de commande qui permettent de ligaturer deux
caractères distincts, et l'on n'avait, disaient ces normalisateurs, qu'à
utiliser cette norme (pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?)

   Heureusement, pour trancher ce problème terminologique en attribuant un
nom français au caractère ? (<oe>) dans le JUC (et dans le projet d'ISO/CEI
8859-15, le latin 0 pour la publicité, ou latin 9 plus légitimement) qui ne
nous obligent pas à avoir recours à la 6429, puisqu'il faut bien un nom,
Grevisse est venu à notre rescousse : il appelle ces caractères
orthographiques des « digrammes soudés » (la trouvaille de cette découverte
dans *Le bon usage* est due à Michel Suignard, de chez Microsoft,
maintenant à Seattle). Donc, dans la liste des noms français de caractères
du JUC, Æ est bien appelé une LETTRE en raison du regard inquisiteur des
Scandinaves avec, entre parenthèses l'appellation française de « digramme
soudé » et de « ligature » (ce qui est entre parenthèses n'étant nullement
normatif), et ? (<OE>]) est appelé DIGRAMME SOUDÉ (voir :
http://babel.alis.com:8080/codage/iso10646/index.html).

   Bien que l'ISO n'impose aucune signification ni aucun usage prescriptif
pour les caractères graphiques qu'elle code dans ses normes (sauf une
exception pour l'espace insécable et le tiret virtuel), le standard UNICODE
maintient une liste prescriptive d'attributs pour ses caractères. Ceci a
une incidence, car Æ est considérée comme une lettre qui se classe après Z
dans les tables de classement actuelles d'UNICODE, implantées d'ores et
déjà dans Java. Cela est en léger conflit avec le projet de norme ISO/CEI
14651 (Norme internationale de classement, dont je suis rédacteur, basée
sur une norme canadienne elle aussi déjà implantée). 

   Ce dernier projet, adaptable et tolérant envers les deltas nationaux,
voire individuels, classe en effet dans son modèle de base le caractère Æ
comme s'il était écrit AE (ce qui est attendu de tous ceux qui utilisent
l'alphabet latin dans le monde, sauf des Scandinaves, pour qui les besoins
nationaux sont, il va de soi, tout à fait légitimes par ailleurs). Il y a
actuellement des discussions intenses entre le consortium UNICODE et l'ISO
sur toute cette question du classement. D'agressives au départ, ces
discussions sont devenues maintenant très sereines, et nous convergeons au
lieu de diverger, en tout cas, dans l'ambiance qui prévaut, ce qui est
plutôt une bonne nouvelle... Nous (l'ISO, que je représentais, et le
consortium UNICODE) nous sommes rencontrés le 5 décembre dernier à ce sujet
à Mountain View (Californie, dans la « Silicon Valley »), et depuis,
l'entente est cordiale, les discussions techniques se poursuivant entre
personnes civilisées.

Alain LaBonté
Québec