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Message : Re: Les ligatures dans les normes et standards

(Alain LaBonté ) - Mardi 17 Février 1998
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Subject:    Re: Les ligatures dans les normes et standards
Date:    Tue, 17 Feb 1998 10:38:34 -0500
From:    Alain LaBonté  <alb@xxxxxxxxxxxxxx>

[Jacques Melot ] :
> Le 16/02/98, à 15:43 +0000, nous recevions de Alain LaBonté :
>
>>A 13:52 16/02/98 +0100, Thierry Bouche a écrit :
>>>voici une URL intéressante sur la cohabitation possible d'Unicode et
>>>de la typo, la liste des glyphes d'Adobe :
>>>http://www.adobe.com/supportservice/devrelations/typeforum/glyphlist.txt
>>>
>>>[...]
>>>
>>>et toujours cette incroyable distinction :
>>>00C6;AE;LATIN CAPITAL LETTER AE
>>>0152;OE;LATIN CAPITAL LIGATURE OE
>>>
>>>pourquoi AE lettre et OE lig ??
>>
>>   [Alain] :
>>   Parce que les Scandinaves ont fait des pieds et des mains
>
>
>   Il est bon, Alain, de se rappeler que les Scandinaves savent combattre
>pour ce genre de chose. C'est exploitable stratégiquement. Je veux dire par
>là que si nous savons leur montrer que certaines de nos revendications sont
>de même nature il pourront nous soutenir. Il ne faut pas oublier que ce
>sont des luthériens et que la pression de leur conscience est un phénomène
>considérable. C'est ce sentiment de culpabilité particulièrement prononcé
>qui explique le succès plus grand de l'écologisme et assimilé (soucis de
>pureté), et maintenant le retour du puritanisme, dans ces pays, mais cela
>comporte aussi des aspects très positifs.
>
>
>>pour faire
>>faire une correction à la proposition initiale de nom du caractère Æ dans
>>la norme ISO/CEI 10646 (jeu universel de caractères codés sur plusieurs
>>octets ou JUC, dont le standard UNICODE est un sous-ensemble restreint).
>>J'ai été l'un des rares à me battre pour dire que, bien qu'il faille
>>concéder qu'il s'agit d'une lettre à part entière des alphabets danois et
>>norvégien, personne ne peut nier que ce caractère est historiquement la
>>ligature des lettres A et E, et que cela remonte aux Romains eux-mêmes, la
>>gravure sur pierre en faisant foi. Mais la politique a gagné.
>
>
>
>   Ne se sont-ils tout simplement pas battu pour faire reconnaître le æ
>comme une lettre, plutôt que comme une ligature, justement se donner toutes
>les chances que ce caractère soit admis ?
>
>
>
>>   Il ne faut pas oublier que les Français (cela est du passé, bien sûr,
>>mais c'est un petit groupe de Français qui n'a consulté personne, qui s'est
>>battu acharnément pour nous priver de notre ? <OE> dans l'alphabet latin n°
>>1 [il y était dans les propositions initiales] -- c'était en 1987 -- ils
>>représentaient la France officiellement!), malgré l'opposition des
>>Canadiens, avaient déjà concédé cela en admettant que le caractère Æ était
>>légitime dans l'alphabet latin n° 1 alors qu'? (<OE>) ne l'était pas...
>
>
>
>   Cet acharnement des Français à se nuire à eux-mêmes est unique. Je ne
>connais rien de tel hors de France, en particulier dans les pays
>scandinaves. Souvent même, par faiblesse de caractère, certains Français,
>pour décharger leur agressivité, se trompent d'adversaire et s'attaquent à
>leurs compatriotes. L'adversaire réel, lorsqu'on est pied du mur, engendre
>un doute angoissant qui fait qu'on préfère agir en terrain connu. Et puis
>l'adversaire réel est en général si fort, ce serait prendre trop de
>risques !  Ce serait courrir au devant d'une vraie défaite...
>
>
>>   L'importance des termes entre ici en jeu : dans les normes de codage de
>>l'ISO, une ligature est un artifice typographique purement esthétique et
>>optionnel (ce n'est pas le sens de la langue générale, qui ne comporte pas
>>une telle restriction, mais c'est en tout cas une convention et un dogme
>>bien établi à l'ISO pour ce terme).
>>
>>   Donc les Scandinaves d'une part avaient peur que l'on ne reconnaisse pas
>>d'emblée une des lettres fondamentales de leur alphabet et d'autre part,
>>ceux qui parlaient pour la France disaient, de manière incompétente (j'ose
>>depuis toujours l'affirmer!), que ? (<OE>) était optionnel (une ligature au
>>sens de l'ISO) et pouvait se placer partout où les deux caractères OE
>>étaient placés côte à côte, ne reconnaissant pas (par ignorance) qu'il
>>s'agit d'un caractère orthographique en français (obligatoire dans « ?uf »
>>[<oe>uf], et interdit dans  « coefficient », par exemple, démonstration que
>>j'ai dû faire à l'ISO quand je suis arrivé en 1988, mais le « latin 1 »
>>avait déjà été adopté en 1987 -- j'ai quand même eu le temps de côtoyer les
>>coupables et de discuter avec eux, je connais tous les acteurs, de même que
>>toutes les raisons obscures qui les ont poussés.
>
>
>
>   Pour se faire bien voir du géant anglo-saxon et se valoriser (promotion
>narcissique) certains Français à qui on donne un pouvoir sont prêts à tout,
>notamment à sacrifier le patrimoine.
>
>
>
>>   Par ailleurs, une autre norme de l'ISO, la 6429, prescrit et décrit
>>l'usage de caractères de commande qui permettent de ligaturer deux
>>caractères distincts, et l'on n'avait, disaient ces normalisateurs, qu'à
>>utiliser cette norme (pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?)
>>
>>   Heureusement, pour trancher ce problème terminologique en attribuant un
>>nom français au caractère ? (<oe>) dans le JUC (et dans le projet d'ISO/CEI
>>8859-15, le latin 0 pour la publicité, ou latin 9 plus légitimement) qui ne
>>nous obligent pas à avoir recours à la 6429, puisqu'il faut bien un nom,
>>Grevisse est venu à notre rescousse : il appelle ces caractères
>>orthographiques des « digrammes soudés » (la trouvaille de cette découverte
>>dans *Le bon usage* est due à Michel Suignard, de chez Microsoft,
>>maintenant à Seattle). Donc, dans la liste des noms français de caractères
>>du JUC, Æ est bien appelé une LETTRE en raison du regard inquisiteur des
>>Scandinaves avec, entre parenthèses l'appellation française de « digramme
>>soudé » et de « ligature » (ce qui est entre parenthèses n'étant nullement
>>normatif), et ? (<OE>]) est appelé DIGRAMME SOUDÉ (voir :
>>http://babel.alis.com:8080/codage/iso10646/index.html).
>
>
>
>   Le digramme oe fait aussi partie, d'un point de vue diachronique, des
>alphabets scandinaves.
>
>
>
>>   Bien que l'ISO n'impose aucune signification ni aucun usage prescriptif
>>pour les caractères graphiques qu'elle code dans ses normes (sauf une
>>exception pour l'espace insécable et le tiret virtuel), le standard UNICODE
>>maintient une liste prescriptive d'attributs pour ses caractères. Ceci a
>>une incidence, car Æ est considérée comme une lettre qui se classe après Z
>>dans les tables de classement actuelles d'UNICODE, implantées d'ores et
>>déjà dans Java. Cela est en léger conflit avec le projet de norme ISO/CEI
>>14651 (Norme internationale de classement, dont je suis rédacteur, basée
>>sur une norme canadienne elle aussi déjà implantée).
>
>
>
>   Le classement de æ après z est une aberration dont l'explication est
>sans doute économique, comme j'en ai fait l'hypothèse ici même, il y a
>quelques temps (le 14 janvier dernier, Re: Ordre alphabétique,
>http://listes.cru.fr/arc/typographie@xxxxxxxx/1998-01/msg00235.html
>http://listes.cru.fr/arc/typographie@xxxxxxxx/1998-01/msg00258.html).
>
>   Il faudrait lancer l'idée de classer æ dans le groupe du a, en insistant
>sur le fait que l'existence de cette ligature n'est plus menacée. Je ne
>suis pas persuadé que ce changement ait des implications économiques
>insurmontables, même s'il y en aura sûrement. Si cette modification dans le
>tri est accepté, alors il faudra trier à nouveau les entrées suivant la
>nouvelle norme dans les nouvelles éditions des dictionnaires, idem pour les
>annuaires téléphoniques, etc., et tout cela, bien sûr, a un coût. Mais,
>encore une fois, cela ne semble pas excessif et n'aura lieu qu'une fois et
>non pas régulièrement ou en permanence.
>
>
>
>>   Ce dernier projet, adaptable et tolérant envers les deltas nationaux,
>>voire individuels, classe en effet dans son modèle de base le caractère Æ
>>comme s'il était écrit AE (ce qui est attendu de tous ceux qui utilisent
>>l'alphabet latin dans le monde, sauf des Scandinaves, pour qui les besoins
>>nationaux sont, il va de soi, tout à fait légitimes par ailleurs).
>
>
>   Telle est la question. Cf. ci-dessus. Les Scandinaves sont des
>pragmatiques et l'existence d'une norme internationale reconnue et utilisée
>dans laquelle on adopte un classement alphabétique différent du leur
>pourrait les amener à l'admettre, si l'admission du æ n'est pas remis en
>question.
>
>
>>Il y a
>>actuellement des discussions intenses entre le consortium UNICODE et l'ISO
>>sur toute cette question du classement. D'agressives au départ, ces
>>discussions sont devenues maintenant très sereines, et nous convergeons au
>>lieu de diverger, en tout cas, dans l'ambiance qui prévaut, ce qui est
>>plutôt une bonne nouvelle... Nous (l'ISO, que je représentais, et le
>>consortium UNICODE) nous sommes rencontrés le 5 décembre dernier à ce sujet
>>à Mountain View (Californie, dans la « Silicon Valley »), et depuis,
>>l'entente est cordiale, les discussions techniques se poursuivant entre
>>personnes civilisées.
>>
>>Alain LaBonté
>>Québec
>
>   Salutations amicales,
>
>Jacques Melot, Reykjavík
>melot@xxxxxx


  [Alain :]
  Je suis presque entièrement d'accord avec ce que Jacques écrit. Et, bien
sûr, je maintiens les relations les plus cordiales avec les Scandinaves
(nous nous entendons comme larons en foire, et je suis fidèle, même quand
l'adversité les frappe), compte tenu de leurs affinités ès problèmes
linguistiques. Il ne faut pas oublier non plus que lorsqu'ils votent
monolithiquement, ils disposent de 5 votes à l'ISO, contre 1 pour la France
et 1 pour le Canada, deux pays du G7! Quant aux USA, on ne parle pas de
leur vote... même sans droit de véto, leur armée de normalisateurs appuyée
par le poids des produits dont ils inondent la planète est telle qu'ils
peuvent plus facilement que les autres bloquer les projets de normes qui ne
font pas leur affaire, et il faut alors se mettre à 20 contre 1 pour les
faire reculer (la règle du consensus à l'ISO veut que 75 % des votes
déterminent un résultat positif, c'est le seul moyen -- n'oublions pas que
l'ISO n'est pas une démocratie, c'est la dictature de la minorité suffisante!)

  Pour revenir aux Scandinaves, il n'y a qu'un hic : ils sont assez
égoïstes (il sont loin d'être aussi fidèle que je le suis, mais il suffit
de le savoir et de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain), et il faut
souvent faire beaucoup de lobbying pour les convaincre, surtout si les
Américains sont passés par là auparavant dans une campagne souterraine (je
viens d'essuyer deux de ces campagnes souterrraines pour le latin 0 ; je
dois dire que je trouve les Européens assez colonisés [ce que Jacques
confirme, mais ce n'est pas un attribut propre aux Français comme il le
mentionne, il colle à tous les Européens], ils me rappellent les Québécois
des années 1950 dans leur attitude face à l'Anglo-Saxon en général -- car
nous sommes aussi passé par là). Les plus difficiles à convaincre sont les
Suédois, si je me limite aux comités ISO que je connais (à ne pas
considérer comme du racisme, c'est un pragmatisme qui se limite aux acteurs
en jeu -- je juge toujours un arbre à ses fruits, mais je ne juge pas le
verger aux fruits d'un seul arbre).

  Par ailleurs, essayer de dire aux Danois qu'il faudrait classer leur æ
avec a plutôt qu'après z me semble peine perdue (ils n'admettent même pas
que aa ne soit pas toujours classé comme s'il était écrit å (même pour les
exceptions d'origine étrangère comme « Maastricht »), le å qui est lui ausi
classé, bien sûr, après z. Les convaincrait-on que l'on aurait toujours
besoin de s'adapter en pays hispanophone au classement du ñ espagnol et à
de nombreuses autres particularités avec l'alphabet latin seulement, sans
compter les autres systèmes d'écriture. Après 10 ans de travail sur le
classement international, je suis absolument convaincu qu'il faille
respecter chaque culture et ne pas forcer la note, comme tentent de le
faire les Américains en se servant du poids d'UNICODE et de Java (le
conflit civilisé auquel je faisais allusion). 
   
   L'adaptation est nécessaire, sinon l'on retombe dans le piège de
l'impérialisme que nous mettons tant d'énergie à contrer.

   Cela étant, je suis d'accord avec toi, Jacques, sur tout le reste.

Alain LaBonté
Québec