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Message : RE: La saga du tréma

(Olivier Bettens) - Jeudi 28 Mai 1998
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Subject:    RE: La saga du tréma
Date:    Wed, 27 May 1998 21:30:20
From:    Olivier Bettens <obettens@xxxxxxxxxxx>

Sans aucune compétence en la matière, je me suis abonné à "typographie" non
par une passion spécifique pour l'objet, mais parce que cela m'énervait de
voir constamment débouler sur "france_langue" des bribes incompréhensibles
de messages de cette liste. Depuis quelque temps, je suis les débats,
parfois distraitement, parfois avec amusement. Aujourd'hui, à la demande
d'un pilier des deux listes qui m'a débusqué dans mon observatoire
silencieux, je sors de ma confortable réserve :

Patrick Andries, à propos de l'usage du tréma :

>Un des premiers est sans doute Guillaume de Machaut (je cherche à vérifier
cet
>extrait par une deuxième source, peut-être quelqu'un peut-il infirmer ou 
>confirmer ?) :
>
>«C'est grant folie et grant enfance
>D'argüer de vostre puissance
>Contre la puissance que j'ay.»
>La Fontaine amoureuse (les vers 1781-1783), Guillaume de Machaut
>(1300-~1377).
>>

Inutile de vérifier : Machaut (ni, à ma connaissance, aucun scribe
médiéval) n'a jamais écrit argüer. Ni arguër, d'ailleurs. J'imagine que la
citation ci-dessus est tirée de la version de la "Fonteinne" donnée par
l'Université de Calgary
(http://www.acs.ucalgary.ca/~scriptor/duchess/html/sources/fa.htm)

Cette édtion fait du tréma un usage parfaitement extravagant ("Vëuë, guisë,
päoureuse, frëour, vëoir", j'en passe et des meilleures) qui ne démontre
qu'une chose : l'étudiant (?) qui en est responsable n'a rien compris au
tréma...

Dans les éditions traditionnelles de textes médiévaux (la tradition en
question ne remonte pas plus haut que le XIXe siècle), le tréma est utilisé
en principe pour marquer l'hiatus ("meür, veü, preïst etc...). Selon une
convention assez bien observée, le tréma figure sur la seconde voyelle.
Quand cette seconde voyelle est un digramme, les éditeurs s'abstiennent
sobrement de tout signe ("veü", mais "veoir", "paour"). Dans une édition
standard de Machaut, on pourrait probablement trouver "arguër", car la
métrique montre ici que pour Machaut, et contrairement à la prononciation
moderne (celle des dictionnaires qui considère "u" comme une semi-voyelle)
"u" et "e" sont en hiatus et forment donc chacun une syllabe. Chez Machaut
lui-même (ou plutôt ses copistes), j'en mets ma main au feu, on lit "arguer".

Il serait probablement vain de chercher une trace du tréma avant le XVIe
siècle. L'un des "grands classiques" de la typographie, Geofroy Tory (Champ
Fleury, 1529) l'ignore totalement (comme il ignore les accents, ce qui
n'empêche pas, soit dit en passant, sa typographie d'être un modèle
d'esthétique et de clarté).

En 1540, Etienne Dolet (La Maniere de bien traduire d'une langue en aultre)
définit le tréma comme un "signe de division" ou de "dyerese", par
opposition au ^ qui est un "signe de conjunction" (pp. 37-38) : 

"Le second charactere dessus mentionnè, qui est, ¨, noté sur les uoyelles,
est celuy, par lequel on faict au contraire de l'aultre, duquel sortons de
parler. Car il signifie diuision, & separation, & que d'unn syllabe en son
faictes deux. Exemple. Païs, poëte : pour pa^is, po^ete."

Il ne faut pas en déduire que l'usage du tréma s'imposera immédiatement. Un
autre grand classique de la typographie, Ramus (vers 1560), semble
l'ignorer, et ce n'est probablement qu'au XVIIe siècle qu'il se généralise,
toujours, il me semble, sur la seconde voyelle, comme le confirme le
grammairien Hindret (L'Art de bien prononcer et de bien parler la langue
françoise, 1687, pp. 67-68) :

"Quand un veut marquer la separation des sons d'une syllabe où il y a deux
voyelles contiguës (sic !) l'une à l'autre, on met deux points au dessus de
la derniere syllabe, comme aë, aï, eï, eü, oï. Phaëton, Israël, haï, Saül,
obeïr, reünir, reünion, reüssir, heroïque, stoïque."

Il ne me semble pas qu'aucune instance prétendant à quelque autorité ait
jamais préconisé le tréma ailleurs que sur la seconde voyelle... avant ces
toutes dernières années.

En tant que scripteur lambda, je ne me sens lié par aucune recommandation
orthographique et je considérerais comme une perte de temps de me plonger
dans les plus récentes, ou d'entrer dans une discussion sur leur
bien-fondé. Si j'en juge toutefois par ce que j'ai lu ici, je doute fort
que les "nouvelles" recommandations à propos du tréma parviennent jamais à
s'imposer : elles sont tellement compliquées et embrouillées qu'on ne peut
que se réfugier derrière la graphie des "meilleurs auteurs".


  

Olivier Bettens - Cossonay, Suisse.
obettens@xxxxxxxxxxx
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Le français chanté, du Moyen Age à la période baroque.