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Message : Re: Ligature(s)

(Jacques Melot) - Mercredi 04 Février 1998
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Subject:    Re: Ligature(s)
Date:    Wed, 4 Feb 1998 22:14:24 +0000
From:    Jacques Melot <melot@xxxxxx>

 Le 4/02/98, à 14:33 +0000, nous recevions de Jean Fontaine :

>>   La ligature « æ » n'est qu'à peine française. Elle n'apparaît que dans
>>des mots étrangers, par exemple latins (ex æquo) ou en voie de
>>francisation, ou encore dans des mots savants désignant des êtres vivants
>>dont le nom est peu utilisé (althæa, æschne) ou des termes médicaux
>>(cæcum).
>>   Si vous examinez, par exemple dans le Petit Robert électronique, tous
>>les mots contenant « æ », vous verrez que la plupart d'entre-eux admettent
>>deux variantes orthographiques :  une forme savante en « æ » et une
>>variante plus conforme au français courant, mieux francisée, où cette
>>ligature est remplacée par « é » (par exemple, æpyornis ou épyornis,
>>ægagropile ou égagropile).
>>
>>   En conclusion, bien que la ligature « æ » soit utilisée pour des mots
>>figurant dans les dictionnaires de la langue française, elle ne fait,  à
>>strictement parler, pas partie de l'alphabet français, pas plus que ß, þ,
>>ð, å...
>>
>>   Salutations amicales,
>>
>>Jacques Melot, Reykjavík
>>melot@xxxxxx
>>
>>P. S.   Le fait, pour un mot, de figurer dans un des dictionnaires de la
>>langue française, ne signifie pas que ce mot est français, mais qu'il est
>>en usage dans notre langue ou qu'il l'a été de manière telle que le
>>lexicographe estime qu'il sera recherché avec une fréquence suffisante pour
>>le faire figurer dans le dictionnaire. À noter que certains mots français
>>disparaissent parfois pour être remplacés par un mot étranger ;  par
>>exemple « cari » (d'origine tamoule) a maintenant complètement cédé la
>>place à l'anglais « curry », de même « survêtement » est, semble-t-il, en
>>train de disparaître devant « jogging », etc. (Je me souviens avoir acheté
>>un survêtement pour ma fille, il y a quelques années, à Paris :  la
>>- jeune -  vendeuse, n'a pas compris le mot « survêtement », il a fallu que
>>je lui désigne l'objet, qu'elle qualifia de « jogging ».) C'est alors le
>>mot étranger qui figure dans le dictionnaire, le mot français disparaissant
>>(ou ne figurant que sous forme de renvoi). Telles sont les joies de la
>>colonisation, ou, plus exactement de l'autocolonisation.
>
>
>
>
>   IMHO (<<< là, je fait exprès de provoquer )


   Une bonne analyse lacanienne et il n'y paraîtra bientôt plus...


>c'est une conception étroite de ce qui est français. Même en excluant de
>la discussion les anglicismes inutiles et les xénismes (mots étrangers
>utilisés occasionnellement en français pour faire «couleur locale» et dont
>certains sont consignés dans les dicos français en raison de leur
>fréquence), j'aurais de la difficulté à soutenir que «ex æquo»,
>«curriculum vitæ» et «cæcum» ne sont pas français.


   C'est un peu une pétition de principe (dans un sens comme dans l'autre,
d'ailleurs). Il me semble que ce n'est pas porter le flanc à la critique
que de considérer qu'il s'agit là de mots ou d'expressions latines figées
utilisées en français et que ces expressions, pour des raisons que l'on
pourrait assez facilement expliciter, ne sont pas francisés. C'est tout. En
ce qui concerne « cæcum », il est vraisemblable que ce mot sera un jour
francisé en « cécum » tout comme « cæsium » l'a été en « césium » (dans le
Petit Robert électronique, le premier est accompagné d'un simple renvoi au
second où l'on ne trouve pas signalée la forme « cæsium », alors que dans
la première édition du Petit Robert on trouve « CÉSIUM ou CÆSIUM [...] »).

   Les horreurs « cédérom » et « mél » ne sont en fait que des
francisations du même acabit, sauf qu'au lieu de partir du latin ou du grec
(à travers le latin ou non) on part de l'anglais.


>Et je ne sais pas si, à
>l'époque de Cicéron, un dictionnaire du latin aurait donné à ces trois
>mots le sens que le français leur donne aujourd'hui (par exemple le sens
>concret de «document» pour «curriculum vitæ»).


   C'est votre définition personnelle. Le document en question prend le nom
de « curriculum vitæ » par identification ou extension parce que presque
toujours le curriculum vitæ est présenté par écrit, mais le curriculum vitæ
reste une description ou un ensemble d'indications (comme on parle de
« bureau » dans le sens de table de travail, de pièce de travail et même
plus abstraitement encore). D'ailleurs, en latin, l'expression « curriculum
vitæ » avait déjà un sens spécialisé et abstrait, identique du sens actuel
ou très voisin.


>Je ne sais pas si la
>locution «ex æquo» aurait été sentie comme figée pour un contemporain de
>Cicéron.


   Déjà dans l'antiquité, ex æquo était une locution adverbiale, donc une
expression essentiellement figée.


>   Tout ça pour dire que, même si un mot est d'origine latine, il peut avoir
>un sens propre au français.


   Bien sûr, comme le mot « nurse » en français n'a guère le sens
d'« infirmière »... C'est très généralement le sort des emprunts étrangers,
dans quelque langue que ce soit, c'est même leur destin normal et la
formation de mots faux-amis est tout sauf une aide à la compréhension
réciproque. C'est une des raisons pour lesquelles l'argument comme quoi
l'emprunt de vocabulaire, en mettant celui-ci en commun, simplifie
l'apprentissage des langues est un leurre.


>Et même si le sens était exactement le même, la
>grande fréquence d'un mot latin en français suffirait à le faire considérer
>comme un mot français.


  On peut tout aussi bien soutenir le contraire, ne serait-ce que parce que
ces mots sont utilisés, parfois depuis très longtemps, sous la forme exacte
qu'ils ont en latin et non sous la forme qu'ils ont acquis ou auraient pu
acquérir en français (æqualis, devient égal, par exemple, de même vita
devient vie, etc.).
   Le mot « et cætera », emprunté en français dès 1370 et attesté sous sa
forme abrégée en 1579, est loin d'être une nouveauté et n'a cependant pas
évolué. Il pourrait être remplacé systématiquement par « et ainsi de
suite » et pourtant on utilise l'expression latine, clairement
reconnaissable comme telle par tous, à la place. On le fait parce qu'elle
est plus courte, ce que prouve au surplus son emploi systématique sous
forme abrégée, et c'est normal, puisqu'on y recourt lorsqu'on désire
écourter une énumération. C'est une question d'usage et l'usage veut qu'on
utilise le latin « etc. » non « e. s. p. », ou quoi que ce soit d'autre. En
revanche, oralement l'expression « et ainsi de suite » est à peine plus
longue que « et cætera » et lui est d'ailleurs souvent préférée.


>   Et on ne compte plus les mots savants de formation grecque ou latine qui
>ne sont tout simplement pas nés dans ces langues, mais en français (ou dans
>une autre langue européenne).


   C'est un problème complètement différent et, en ce qui concerne le
français, il s'agit d'ailleurs d'une acquisition endogène. En effet,
l'essentiel du vocabulaire de notre langue venant du latin, donc en partie
aussi du grec (souvent indirectement), on procède à une sorte de
simulation :  on introduit des mots qui auraient pu l'être bien plus tôt, à
l'époque où le latin était encore une langue vivante, et on leur donne, par
analogie, la forme qu'il pourraient avoir maintenant en français s'ils
avaient évolué normalement. Le processus n'est pas univoque, d'où des
incohérences (par exemple dans l'emploi du h ou en ce qui concerne le
nombre de r, etc.). Le français, sous sa forme actuelle, se prêtant mal à
la création terminologique (seuls les composés où le premier terme est un
verbe se forment facilement, tire-bouchon, tue-l'amour, compte-fils, etc.),
la création lexicale la plus naturelle y est la formation dite savante.
D'où la tentation de l'emprunt à des langues étrangères en ces temps
d'obscurantisme  - à certains égards -  croissant.
   En islandais, la situation est toute différente. Cette langue, qui a peu
changé au cours du temps, se prête excellemment à la composition (comme le
grec ancien) et la création terminologique n'y pose que rarement problème.
C'est la raison pour laquelle elle n'utilise pas de mots dits
internationaux mais des mots propres forgés au moyen de racines islandaises
(cela vaut, entre autres, pour téléphone, télévision, ordinateur, radio,
radar, sonar, sida, photographie, clone, microscope, bibliothèque,
chauvinisme, terrorisme, etc., et plus généralement pour les noms de toutes
les sciences et techniques, des maladies, des sports, et tous les noms de
formation savante, qu'ils soient tirés du grec ou du latin). L'islandais
est en quelque sorte son propre gréco-latin (augmentation purement endogène
et synchronique du vocabulaire).
   Voir, ci-dessous, en annexe, une brève liste qui vous donnera un
avant-goût des possibilités de l'islandais et de sa... pureté !  À vrai
dire, l'usage de mots étranger ne ferait qu'affaiblir la pensée :  le
phénomène est très sensible en islandais.
   J'ai préparé depuis plus d'un an, pour france_langue, un texte
expliquant le mécanisme de la formation terminologique dans cette langue
étonnante, assorti d'un grand nombre d'exemples (dont quelques-uns sont
fournis dans l'annexe, ci-dessous). Je crois qu'il est temps de le publier.
La grande différence avec le français est que la création terminologique en
islandais est à la portée de tout un chacun, et tous les jours les
locuteurs de cette langue forment des mots nouveaux sans normalement s'en
rendre compte, alors qu'en français seules les personnes relativement
éduquées peuvent s'y risquer et ne le font qu'au prix d'un effort de pensée.
[Comme d'habitude, je me ferai un plaisir de communiquer ce texte aux
abonnés à TYPOGRAPHIE qui m'en feront la demande.]


>   Mais je déroge dangereusement aux Dix Commandements de notre Charte
>bien-aimée. La discussion pourrait être transportée sur  la liste
>france_langue.


   C'est déjà fait, Alain LaBonté a dirigé ses réponses également vers
france_langue. Moi aussi.


>   Sur un point plus typographique, je ne crois pas que les graphies
>françaises«ex équo», «curriculum vité» ou «cécum» soient pour demain. Et
>puis, la ligature æ est si jolie...


   Cela pose des problèmes, par exemple « curriculum vitæ » devrait devenir
« cariculome vité ». En effet, le i du latin classique est souvent repris
en y à l'époque médiévale, donc « curry », ce qui francisé, on la vu
aujourd'hui même, donne « cari », et « um » devient généralement « om »
(cf. « umbonatus », fr. « omboné »). [Au cas où vous ne l'auriez pas
deviné, il s'agit de la blague du jour.]


>Jean Fontaine
>jfontain@xxxxxxxxxxx

   Amicalement,

Jacques Melot, Reykjavík
melot@xxxxxx

ANNEXE
-- téléphone : sími (ce fil qui dans la mythologie nordique joint le ciel à
la terre). Mot internat. en angl., suéd., norv., etc., et même en all. où
Fernsprecher est inusité (sinon dans des textes formels) et ne figure
souvent pas dans les petits dictionnaires. En revanche, on utilise le
dérivé Fernspruch, sans alternative possible, pour désigner un « message
téléphoné », une discordance à noter.
-- annuaire téléphonique : símaskrá (síma, génitif plur. de sími, et skrá,
liste).
-- télécopie : símbréf (de sími, téléphone, et bréf, lettre ; cf. allemand
Brief, lettre, suéd. brev)
-- télécopieur : bréfasími (« téléphone à lettres »).
-- télégramme : símskeyti (sími, téléphone, skeyti, dépêche, remise,
transmission [de message, etc.])
-- le fait pour deux personnes de penser simultanément à la même chose :
hugskeyti (hugur, pensée, skeyti, transmission). Télépathie se dit
fjarskyggni, fjarhrif ou fjarskynjun.
-- télévision : sjónvarp (de sjá, voir, sjón, vue, et varpa, lancer, donc
émettre ; cf. all. werfen)
-- radio : útvarp (lancer vers l'extérieur, émettre ; calqué sur l'anglais
broadcast)
-- ordinateur : tölva (de tölur, nominatif pluriel de tala, nombre ; mot
bâti sur völva, prophétesse, envoûteuse)
-- informatique : tölvutækni (tölvu, génitif de tölva, tækni, technique) et
tölvufræði (science de l'ordinateur).
-- radar : ratsjá (rata, trouver son chemin, sjá, voir ; cf. angl. show,
all. schauen, etc.)
-- microscope : smásjá (smá, petit ; cf. angl. small, suéd., norv., dan.
små, all. schmal, étroit)
-- loupe binoculaire (dit encore stéréomicroscope en français sous
l'influence de l'allemand) : víðsjá (víð, [tri]dimensionnel, cf. angl.
wide, all. weit)
-- clone : einrækt (ein- correspond au préfixe uni-, de ein, un, et rækt,
participe passé de rækta, cultiver)
-- stéréophonie : víðóm (víð, [tri]dimensionnel, óma, résonner, retentir)
-- sonar : ómtæki (óma, cf. ci-dessus, tæki, instrument, de tækja, prendre
; cf. angl. take, suéd. ta(ga))
-- électricité : rafmagn (raf, ambre, magn, puissance)
-- électron : rafeind (de raf-, électro-, et -eind, suffixe indiquant une
unité ultime, -on en français)
-- proton : róteind (rótur, racine, -eind, cf. ci-dessus)
-- atome : frumeind (frum-, original, initial, de base, primordial)

   Etc., etc.

JM