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Message : Existe-t-il un objet nomme « eLivre » ?

(Alain Hurtig) - Dimanche 27 Septembre 1998
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Subject:    Existe-t-il un objet nomme « eLivre » ?
Date:    Sun, 27 Sep 1998 07:16:20 +0200
From:    Alain Hurtig <alain.hurtig@xxxxxx>

Bon, la contribution qui suit est un peu longue, et je m'en excuse. mais
c'est un débat qui me démange depuis un bout de temps, et je voulais
exposer mes idées à ce sujet le plus complètement possible, afin que ceux
que ça intéresse puissent rebondir.

At 18:33 +0200 26/09/98, Michel Bovani wrote:
>Je ne sais pas... j'ai quand même l'impression qu'une partie des contraintes
>que tu t'es imposées sont liées à cette histoire d'une lecture sur écran.
>
Je ne peux pas laisser dire une chose pareille. Pas un instant, je n'ai
pensé aux contraintes liées à une lecture sur écran.

Ou plus exactement j'y ai pensé, comme je le fais _à chaque fois_ que je
fais une mise en pages : pour tenter de m'en abstraire. Je travaille en
« Wisiwig » (entre guillemets, tant la dérive entre l'affichage écran et la
sortie papier est grande), et je m'efforce spontanément de me projeter
(lors de la construction du document) sur le résultat final - ça ne marche
pas toujours, d'ailleurs : il m'arrive d'être séduit par un affichage sous
XPress et de ne pas voir que le résultat réel, sur papier, n'est pas bon
(cf. des lignes trop serrées dans les _Lettres portugaises_, lignes
signalées ici-même par Thierry).

Quand on travaille sur écran, on est obligé de pratiquer cette acrobatie
mentale tous les jours, au point que c'est devenu un automatisme...

Mais si j'ai imprimé entre 200 et 300 feuilles de papier pour régler les
interlettrages de _Maldoror_, c'est pas par hasard, et si pas une fois je
n'ai généré de PDF, sauf quand le travail a été prêt, et ceci dans le seul
but de permettre aux abonnés de la liste de charger le doc avec un minimum
de confort, ce n'est pas par hasard non plus !

>Bien sûr ça sera toujours plus abouti sur papier...
>
Ce n'est pas ça. « Plus abouti » n'est pas le mot ; il faut dire
« totalement différent ».

(Ce qui suit est extrait d'une réponse faite en privé à Éric Angelini)
Les PDF lissent tout, affadissent les mises en pages. Ce n'est pas la
première fois que je le remarque.
  Primo, les polices ne sont _pas_ faites pour être lues en 72 DPI (et
c'est spécialement vrai pour les didones).
  Secondo, l'oeil « glisse » sur l'écran, alors qu'il accroche sur le
papier : le processus de lecture est très différent. J'avais lu un article
là-dessus, mais j'ai perdu les références - en tout cas, le fonctionnement
strictement physiologique de la lecture (le couple mouvement
oculaire/mobilisation neuronale) n'a rien à voir, le processus affectif et
psychologique non plus.
  Tertio, mais c'est contingent, on gagne sur papier des tas d'accidents
(de surface, d'encrage, etc.), plus une sensation tactile et olfactive (et
auditive aussi) irreproductibles à l'écran. C'est la supériorité du papier !

--
À titre d'exemple du second point, je propose l'émergence de polices
spécifiquement destinées à la lecture sur écran, comme Verdana (l'essayer,
c'est l'adopter !). Polices qui ne doivent guère au travail des
typographes, et presque tout à celui des ergonomes : vous avez essayé
d'imprimer ces machins ? Et pourtant, sur écran, ça fonctionne mieux que
bien, et pour toutes sortes de textes...

À titre d'exemple du premier point, je dirai que le seul de mes travaux
dont une consultation uniquement sur l'écran ne me semble pas génante, ni
destructive, ce sont les calligrammes que l'on trouve sur le site
d'Olivier. D'abord que les textes sont ininterressants, alors qu'on ne
puisse guère les lire n'a que peu d'importance. Ensuite parce qu'il s'agit
surtout d'un exercice, d'une étude sur le gris typo, d'une sotie. Et
l'écran, surtout si on fait un affichage en réduction, me paraît apte à
restituer les masses dans les pages (mais ce travail a été fait pour le
papier, sans songer à une hypothétique mise en ligne...)

La conclusion de tout ça, c'est que la logique de lecture sur les deux
supports (papier et écran) est tellement différente que la mise en pages,
en forme, ne peut pas être la même. Les graphistes « multimédia » le savent
d'ailleurs bien, pour avoir été tentés pendant quelques temps de singer
l'imprimé (sur les CD-ROM, en particulier), puis avoir totalement abandonné
cette impasse et être en train de créer une autre esthétique, de dégager
d'autres règles et d'autres contraintes, spécifiques à leur art.

Bref, pour moi, il n'existe pas d'objet que l'on pourrait nommer
« eLivre ». Si c'est électronique, ce n'est pas un livre... On s'est
beaucoup excités sur la liste (moi y compris) à propos des écrans
extra-plats, souples, etc., qui pourraient permettre d'avoir une
bibliothèque entière dans sa poche. À bien y réfléchir, ce genre de système
permettra (peut-être) de _relire_ un texte, mais pas de le lire pour la
première fois. Et puis, comme le faisait remarquer quelqu'un (Olivier, je
crois), comment corner les pages, griffonner une note en marge, etc. ?
Comment restituer une double page ? Comment... (Je rappelle que l'arrivée
du fameux « bureau sans papier » a déclenché une augmentation exponentielle
de la production d'imprimés ;-)).

Ça ne signifie pas qu'il n'existe pas, selon moi, d'objet que l'on pourrait
nommer « eDocument », bien au contraire. Le Web est un outil utile pour
diposer d'une énorme documentation immédiatement accessible. On peut aussi
stocker des ouvrages entiers sous forme électronique, puis les imprimer ou
simplement les consulter. Etc., etc., les exemples ne manquent pas, et nous
serions bien malheureux si on nous privait de nos ordinateurs.

Est-ce que tous ces éléments condamnent la mise en ligne de fichiers PS ou
PDF pour des ouvrages complets et correctements mis en pages ? Évidemment
pas. Outre l'aspect hyper-pratique pour la transmission de documents (si le
PDF consent à fonctionner sur toutes les machines ;-)), une première
visualisation écran est souvent essentielle. On télécharge un document, et
on regarde à l'écran si ça vaut la peine d'être imprimé (et éventuellement
quelles pages doivent être imprimées). Ça nous arrive à tous, très souvent,
et ça me semble être un grand progrès.

>En mode plein écran, de ce côté ca va déjà beaucoup mieux, du moins sur un
>17 pouces :
>on perd le format, mais on garde les proportions (et puis faut sans doute
>se faire à l'idée pour un logiciel pourvu d'un zoom, le format, ça ne veut
>plus
>dire grand chose...)
>
Ça aussi pose problème : si on se décarcasse à trouver un format (lequel ne
se réduit pas à ses proportions !), une force de corps, etc., ce n'est pas
uniquement par hasard !

Et puis, en admettant même que l'on réussisse à tenir compte des différents
facteurs d'agrandissement quand on conçoit un document, comment avoir la
certitude que, chez le lecteur, les conditions de lecture seront réellement
les mêmes ? À titre anecdotique, j'ai un écran 17' assez pourri, et ma
carte graphique est persuadée qu'il s'agit d'un 19'. Je n'arrive pas, ni
par la menace, ni par la flatterie, ni par la ruse, à l'en faire démordre.
Résultat, pour afficher en taille réelle, il me faut faire un zoom à
117 % ! Vous voyez comme c'est commode. Comment tenir compte de ce genre de
facteurs ?

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Un mot sur la couleur, et les espaces colorimétriques. L'ingénieux et
amusant (et pertinent) texte que nous a transmis Jean-Denis n'en parle pas,
et pour cause. Mais ce qui caractérise le plus massivement la production
d'imprimés dans ces dernières années, c'est l'irruption, massive et
hégémonique, de l'image et du texte en couleur.

Alors, je pose la question : comment concevoir un document en couleur qui
puisse être à la fois imprimé dans des conditions correctes, et restitué
fidèlement à l'écran ? On ne peut pas ! D'abord parce que le processus
physique de la restitution rend la tache définitivement impossible (espaces
colorimétriques différents entre la séparation CMJ + N et la séparation
RVB), ensuite parce que le processus physiologique de perception (couleurs
additives vs couleurs soustractives) la rend absurde. C'est d'ailleurs une
des raisons pour laquelle, moins que jamais, on ne s'improvise chromiste ou
scannériste : c'est un métier, ardu et compliqué !

Certes, il existe des procédés et des normes de calibrage pour les chaînes
graphiques (ColorSync, maintenant livré en standard avec MacOs, par
exemple). Sauf que... tous les ordianteurs n'en disposent pas, et que pour
ceux qui en disposent, il est fort à parier que les réglages logiciels
n'ont jamais été effectués (ce qui ruine la notion même de calibrage !)
Sauf que... il est presque certain que les écrans non plus n'ont jamais été
correctement réglés, voire sont impossibles à régler comme il faut (mon
17', cité plus haut, fait partie du lot ;-(). Sauf que... ces procédés
permettent évidemment une approximation, une simulation, des couleurs
imprimées, mais jamais leur restitution fidèle sur écran (et ceci par
construction : les lois de la physiques étant ce qu'elles sont !)

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Conclusion : il n'existe pas de format « universel » de fichier, qui
permettrait d'être _à la fois_ consultables sur écraan et imprimables. Tout
au plus peut-on avoir un fichier fidèle ici, infidèle là. Mais le eLivre, à
proprement parler, n'existe pas : jamais un écran n'abolira la lecture.

Alain Hurtig                                         mailto:alain.hurtig@xxxxxx
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N'est-il pas curieux qu'un être aussi vaste que la baleine voie le monde à
travers un oeil si petit et qu'elle entende le tonnerre avec une oreille
plus menue que celle d'un lièvre ?
   Herman Melville, _Moby Dick_.