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Message : Abreviations et complicite culturelle (fut : Re: Abreviations courantes)

(Jacques Melot) - Lundi 15 Mars 1999
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Subject:    Abreviations et complicite culturelle (fut : Re: Abreviations courantes)
Date:    Sun, 14 Mar 1999 23:24:53 GMT
From:    Jacques Melot <melot@xxxxxx>

   Ce qui me gêne avant tout dans la suppression des points de, par
exemple, R.A.T.P. est que cela va à l'encontre des efforts faits pour
promouvoir une politique plurilinguiste : en effet, si l'on supprime les
points qui sont destinés à indiquer qu'il faut prononcer chaque lettre
séparément, on ne fait que creuser le fossé entre ceux qui partagent
l'expérience de la langue et ceux qui sont étrangers à celle-ci. Si l'on
écrit RATP, cela se prononce néanmoins R-A-T-P. : tel est l'usage unique.
   Un tel usage s'appuie donc, en quelque sorte, sur la connivence, ce que
j'ai appelé ailleurs un phénomène de complicité culturelle (voir par
exemple le message reproduit à la suite de la présente réponse). Les
locuteurs de la langue en question augmentent leur pouvoir sur les
locuteurs occasionnels (les étrangers) par le fait qu'ils rendent
inaccessible, du fait de l'absence d'une règle (a fortiori sa suppression
!) la prononciation d'une écriture, se réservant ce savoir (un savoir
dérisoire, direz-vous ? ... à cela près que les petits ruisseaux font les
grandes rivières). Savez-vous comment, aux États-Unis, se prononce: UCLA ?
u-c-l-a ; et UNO, uno... Comment fait on pour le savoir : on apprend par
coeur, et, après, quand on vous pose la question « Pourquoi ? », la réponse
sera « c'est comme ça » ou, comme disent les enfants « pas'que ! ».
   Si nous désirons garder au français son rayonnement international tout
en respectant ceux qui viennent à nous, alors il faut songer à ces choses.
Donc, à mon avis, R.A.T.P. (même si c'est ennuyeux à taper).

   Jacques Melot

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Précision, concision et complicité culturelle

   Voici quelques remarques que m'inspire l'intervention d'Alain LaBonté (5
février 1997 ; F-L : 028/02/97, « Langues plus ou moins ambiguës, plus ou
moins élégantes... ») concernant l'ambiguïté réelle ou supposée des langues
en rapport avec leur concision.


[Alain LaBonté :]

>[...] un exemple des imprécisions du français par rapport à l'anglais ;
>dans ce dernier cas, je ne connais qu'un cas flagrant, celui des
>possessifs de la troisième personne (l'anglais nous renseigne sur le
>possesseur, par exemple, dans « his flower » alors que le français accorde
>le possessif avec l'objet, dans ce cas « sa fleur », créant une
>imprécision par manque d'information).


[Jacques Melot :]

   Les langues scandinaves montrent même une précision accrue par rapport à
l'anglais :

   Exemple (en suédois) :

« Han läser sin bok » : « il lit son livre » (son propre livre).
« Han läser hans bok » : « il lit son livre » (celui d'un autre homme).
« Han läser hennes bok » : « il lit son livre » (celui d'une femme).
« Han målar sitt hus » : « il peint sa maison » (sa propre maison; « hus »
est neutre).
« Han målar hans hus » : « il peint sa maison » (la maison d'un autre homme).
« Han målar hennes hus » : « il peint sa maison » (la maison d'un femme).
« Hun läser sin bok » : « elle lit son livre » (son propre livre).
« Hun läser hans bok » : « elle lit son livre » (le livre d'un homme). etc.

   Ici le pronom possessif s'accorde en genre avec l'objet possédé lorsque
le sujet est le même que le possesseur de l'objet (sin bok, sitt hus ; han
[il] läser sin bok, hon [elle] läser sin bok) et l'accord en genre se fait
avec le possesseur (comme en anglais) lorsque le sujet n'est pas le
possesseur de l'objet (han målar hans [d'un ami] hus, han målar hennes
[d'une amie] hus).

N. B. En suédois moderne la distinction entre masculin et féminin a disparu
et l'on ne distingue plus que le neutrum (neutre ; ex. ett hus, une maison)
et l'utrum (masc. + fém. ; ex. en bok, un livre).

   Pour juger de la concision des langues, on pourrait avoir l'idée
d'examiner des prospectus et modes d'emploi rédigés simultanément en
plusieurs langues, par exemple le mode d'emploi accompagnant les appareils
ménagers ou les pellicules photographiques. Si l'on prend un mode d'emploi
rédigé initialement en anglais, on constate très généralement que toutes
les traductions (dans des écritures alphabétiques) sont plus longues que
l'original. Si cela tient aux caractéristiques de l'anglais, cela tient
tout autant au fait qu'il s'agit de traductions proches du mot à mot, et
que, dans ce cas, pour parvenir à véhiculer la même information, il faut
plutôt procéder à des rajouts qu'à des suppressions (que le traducteur peut
ne pas oser faire, ne serait-ce que par crainte d'éventuelles complications
légales).

   Voici par contre un exemple personnel concret qui me semble
particulièrement éclairant et qui montre que le français peut être très
concis, pour peu qu'on s'en donne la peine.
   Je suis coauteur avec un norvégien et trois suédois d'un ouvrage
monographique à parution échelonnée dans le temps. Cet ouvrage est écrit en
suédois mais nous publions des traductions en français, en allemand et en
anglais, immédiatement après la parution de la version originale de chaque
volume. Je me charge d'une partie des traductions (la traduction française
et je supervise toujours la traduction allemande car nos deux traducteurs
-- par ailleurs excellents -- n'ont pas toujours la compétence technique
requise par le sujet ; j'ai également traduit en anglais le dernier volume
paru). Il se trouve qu'une partie du texte tient dans des emplacements
prédéfinis inextensibles qui doivent nécessairement être respectés et dans
bien des cas nous avons utilisé toute la place disponible. Malheureusement,
nous avons constaté tardivement que cela pouvait poser un problème pour les
traductions (y compris pour la traduction en anglais) : s'agissant d'un
ouvrage très technique, il n'est en effet pas question de sacrifier des
informations sans discernement. Une telle tâche n'a toutefois rien
d'impossible (mais nécessite une certaine habitude).
   La solution consiste essentiellement à repenser en français le texte
original puis à le réécrire de fond en comble dans cette langue en adoptant
une formulation suffisamment concise, formulation que nous avons toujours
fini par trouver sans la moindre perte d'information. En ce qui concerne
par exemple les traductions françaises, en dehors de quelques cas faciles
dans lesquels j'ai pu tout simplement supprimer des informations non
nécessaires au lecteur francophone, alors qu'elles l'étaient pour un
lecteur du suédois, j'ai, par exemple, ramené au début d'un paragraphe,
voire dans un autre paragraphe, des informations qui ainsi disposées
permettaient, pour des raisons diverses, grammaticales ou autres,
d'écourter le texte. Etc. Tant et si bien que ces traductions sont à
l'occasion plus courtes que l'original... et toujours aussi précises, sinon
plus. Il serait intéressant de voir s'il est possible de retraduire le
texte français en suédois de manière encore plus concise que le français.
La réponse n'est pas évidente, car même dans la version originale
l'exiguïté des emplacements nous contraint souvent à des reformulations
laborieuses.


[Alain LaBonté :]

>En quoi l'anglais est-il plus ambigu que le français ? Il a les défauts de
>ses qualités : l'anglais est une langue plus concise que le français (plus
>strictement, il permet une concision que le français permet beaucoup
>moins, mais il le permet aux dépens de la précision), mais ce faisant, il
>laisse tomber un tas de détails qui nous renseignent sur la sémantique,
>détails que le français ne permettra pas de perdre pour conserver la
>rectitude grammaticale. Les principaux problèmes d'ambiguïté de l'anglais
>ont trait aux points suivants :


[Jacques Melot :]

   L'imprécision d'une langue ne tient pas nécessairement à sa concision,
même si ce peut être en partie le cas de l'anglais. La cause réelle à la
fois de la concision (voir plus loin) et, avant tout, de l'imprécision de
l'anglais est le dépouillement grammatical extrême qu'a subi cette langue
avec le temps. Le vieil anglo-saxon est une langue « purement » germanique
très comparable aux langues apparentées que sont, par exemple, le gothique,
le vieux haut-allemand et l'islandais (ou plus exactement le norrois).
L'islandais persiste presque inchangé, le vieux haut-allemand a donné des
dialectes allemands modernes (je simplifie), le gothique a disparu très tôt
(il n'est connu que de la bible de Wulfila et de quelques chartes provenant
des bords de la Mer Noire). L'anglais moderne est issu, en grande partie,
d'un métissage de l'anglo-saxon par le français (et le latin) ayant son
origine dans l'invasion de l'Angleterre par Guillaume (Vilhjálmr) le
Conquérant. L'anglais a perdu ses déclinaisons et toute la grammaire «
lourde » qui font sinon le charme du moins la puissance des langues
germaniques. Même le suédois qui, souvent, et sans que l'on ait pour cela à
procéder à des contorsions particulières, s'avère plus concis que
l'anglais, a gardé un minimum de grammaire qui en fait une langue précise
malgré sa concision. L'islandais, dont la grammaire est encore plus
structurée que celle de l'allemand et qui, pour cette raison et d'autres,
est généralement perçu comme une langue extrêmement rebutante, peut être
relativement très concis, ce que peut masquer la longueur parfois
impressionnante de ses mots.

   Exemple illustrant la concision :

« Mæðgur sleta, smjata og ulla til skiptis. »

« Une mère et ses filles alternativement parlent en mêlant leur langage de
mots étrangers, font du bruit avec leur bouche en mangeant et tirent la
langue. »

   (Soit 151 lettres et 26 mots en français contre 40 lettres et 7 mots en
islandais)

-- « mæðgur » [mædhgur] est un nom collectif qui signifie « mère et filles
» et qui n'a pas d'analogue en français (que je sache) ; il existe aussi «
mæðgin » (mère et fils).
-- « sleta » est intraduisible, sinon par une phrase : « parler en mêlant
son langage de mots étrangers » (ce que les français -- et bien d'autres --
font avec l'anglais à longueur de journée, sans avoir un mot pour désigner
ce phénomène).
-- « smjata », même remarque ; signifie « faire du bruit avec sa bouche en
mangeant ».
-- « ulla », également intraduisible par un seul mot en français, veut dire
« tirer la langue ».
-- « til skiptis », signifie « alternativement » (deux mots, plus court
qu'un : concision !)

   (Évidemment, dans cet exemple ad hoc, basé évidemment sur les
insuffisances lexicales du français, comme il en existe dans toute autre
langue, il s'agit plus d'une question de vocabulaire que de grammaire.)


   Voici un exemple réel -- le premier venu -- pris dans une réclame (pour
un ordinateur) :

« Án aukabúnaður er hægt að tengja tölvuna við ýmsan búnað, til dæmis
prentara, víðóma hátalara eða stafræna ljósmyndavél. » [119 lettres, 18
mots]

[translitération partielle pour les possesseurs de Macintosh, lesquels
n'ont normalement pas accès au edh (« ð »), au thorn (« þ ») ni au y avec
accent aigu: Án aukabúnadhur er hægt adh tengja tölvuna vidh ymsan búnadh,
til dæmis prentara, vídhóma hátalara edha stafræna ljósmyndavél.]

« Sans matériel supplémentaire il est possible de connecter l'ordinateur à
divers appareils, comme par exemple une imprimante, des haut-parleurs
stéréophoniques ou un appareil photographique [à prise de vue] numérique. »
[215 lettres, 30 mots]


[Alain LaBonté :]

>[...]
>-l'usage de noms comme adjectifs (sans prépositions) cause des problèmes de
>relations énormes entre les mots. Dans « world trade centre », « world »
>s'applique-t-il à « trade » ou à « centre » ? Quel relation existe-t-il
>entre ces mots ? Rien d'autre que le « bon sens » l'indique. Or présumer
>du « bon sens » est intolérable dans un texte technique, un traité ou un
>texte de loi, puisqu'il laisse place aux interprétations les plus
>diverses.


[Jacques Melot :]

   a fortiori s'il est à prétention internationale !

   J'ai employé, dans le présent forum et auparavant dans d'autres,
l'expression « complicité culturelle » qui me semble particulièrement bien
rendre compte de la situation. En fait la théorie qui veut que l'anglais
soit ou devienne l'unique langue internationale de communication repose sur
le postulat implicite -- croyance tantôt sincère et naïve tantôt feinte et
cynique -- du caractère universel de la sensibilité anglo-saxonne, du moins
pour l'essentiel ; ce qui ne rentre pas dans ce cadre est considéré comme
sans importance réelle et encore moins décisive, relégué au rang de
particularité locale et n'a pas voix au chapitre. [...]
   Si nous étions des machines ou si nous disposions de machines capables
de lire et de raisonner mécaniquement (donc incapables de transcendance,
d'intuition, etc.) toute la production écrite humaine serait totalement
incompréhensible : l'écrit est constellé d'ellipses, de sous-entendus et
autres références culturelles sans lesquels la moindre lettre aurait les
dimensions d'un livre. (Ici, par exemple, je ne précise pas que « lettre »
est à prendre dans le sens postal et non alphabétique.) Seul le fait que
nous partagions plus ou moins largement une même culture, que nous soyons
des humains et que nous ayons une expérience comparable de la vie, nous
permet de nous comprendre les uns les autre. Mais nous nous comprenons
d'autant moins que nos cultures diffèrent plus, que nous en soyons
conscients ou non. Il est frappant de voir comment certains textes rédigés
en anglais, par exemple par des asiatiques dont ce n'est pas la langue
maternelle, peuvent ne rien évoquer du tout, semblent curieusement
dépourvus de sens et d'âme, tout en pouvant être grammaticalement
parfaitement corrects ! En fait, plus on facilite la tâche d'un côté (en
adoptant l'anglais dont la grammaire est soit disant facile) plus on la
complique automatiquement de l'autre (communication du fond). Donc moins de
précision intrinsèque signifie nécessité accrue de complicité culturelle
afin de parvenir à la même qualité de compréhension ; aussi ceux pour qui
l'anglais n'est pas la langue maternelle se retrouvent-ils en position
irrémédiable d'infériorité, s'ils n'ont d'autre choix que celui d'utiliser
cette langue. Le phénomène rappelle celui des vases communicants ou celui
de l'énergie potentielle ; dans le champ de gravitation terrestre l'énergie
à dépenser pour déplacer un poids entre deux points donnés dépend
uniquement de leur différence d'altitude : vous avez beau tenter d'étaler
l'effort de toutes les manières possibles en allongeant le chemin,
l'énergie mécanique dépensée au total sera toujours strictement la même.

   Pourquoi adopter l'anglais comme langue universelle de communication
plutôt qu'une autre langue, le français par exemple ? La raison en est
simple : ce choix ne repose pas sur une base objective mais résulte d'un
rapport de force, raison pour laquelle l'argumentation développée par les
partisans du tout-anglais, qu'ils soient anglophones ou non, revêt
essentiellement la forme d'une justification a posteriori.


[Alain LaBonté :]

>Lors de l'adoption de normes au Canada, nous avons eu un cas célèbre où
>une norme a été adoptée en comité alors que la réunion se tenait en
>anglais. Lorsque les francophones se sont réunis pour produire la version
>française, nous avons dû revenir en plénier pour poser des questions aux
>anglophones de souche, puisque même entre experts, nous ne nous entendions
>plus sur la signification de nombreux passages anglais que tous avaient
>acceptés... croyez-le ou non, on a vu naître trois clans chez les
>anglophones eux-mêmes... ils comprenaient tous, mais trois choses
>différentes dans la plupart des passages. Or cela est très souvent le cas
>en anglais, et dans les comités de normalisation, cela est omniprésent
>(d'où je rédige maintenant toujours en deux langues, je vois les problèmes
>qui ne peuvent m'échapper, parfois au point où je rêverais faire
>disparaître une langue [parfois le français, quand une précision ne fait
>pas mon affaire (: , parfois l'anglais quand résoudre l'imprécision rend
>le texte trop lourd!) [...]

>Alain LaBonté
>Québec


[Jacques Melot :]

   Effectivement, la compréhension du langage dans la pratique courante est
beaucoup plus globale qu'analytique et l'on s'aperçoit des difficultés ou
des incohérences en cours de traduction ou lorsque l'on s¹appesantit sur
chaque point du discours. Le norvégien (ce qui suit concerne surtout le
dano-norvégien ou bokmål) et le suédois sont deux langues très voisines, à
ce point que leurs locuteurs se comprennent spontanément sans
apprentissage. À ma connaissance, il n'existe à l'heure actuelle qu'un seul
dictionnaire norvégien-suédois et cet ouvrage n'a guère qu'un centimètre
d'épaisseur. J'ai observé à de nombreuses reprises que lorsque l'un des
interlocuteurs, un norvégien par exemple, émet une phrase -- même brève --
concernant un point crucial, il arrive assez souvent, surtout s'il a donné
l'impression de bien peser ses mots, que les suédois éprouvent alors le
besoin de se faire préciser tel ou tel mot norvégien que brusquement il ne
sont plus si sûr de bien comprendre, alors que le même mot est « compris »
sans problème dans le cours d'une conversation normale.


   Salutations distinguées,

   Jacques Melot, Reykjavík
   melot@xxxxxx

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