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Message : Re: Justif et "style journalistique"

(Jef Tombeur) - Mardi 08 Mai 2001
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Subject:    Re: Justif et "style journalistique"
Date:    Tue, 8 May 2001 17:21:34 +0200
From:    "Jef Tombeur" <jtombeur@xxxxxxx>

>From: "Lacroux" <lacroux@xxxxxxxxx>
>To: <typographie@xxxxxxxx>

> Autre chose... Tout le monde sait qu'une « bonne » justification
dépend AUSSI du
> style, en particulier de la longueur moyenne des phrases. Les
justifications
> étroites « justifient » les âneries enseignées sur le « style
journalistique ».
> Essayez de composer les plus beaux textes de la prose française
sur 30 signes à la
> ligne...

C'est une vraie question à la "qui a fait l'oeuf ?".
Ma contrainte la plus courante consiste à créer des titres devant
être composés sur deux pages avec, au début, un ou deux (ou plus,
mais là, dur...) mots en c. 72 noir, suivis d'autres en c. 71
gris. Le gabarit comprend d'ailleurs un faux titre "Titre en gras
/ et en maigre" soit au total trois mots "porteurs de sens" de
quatre, cinq et six car. dont deux "i", un "m", et trois autres de
deux car. seulement.
J'en arrive à créer des titres "incitatifs" ayant un rapport plus
ou moins vague avec le sujet traité, très rarement des titres
"informatifs". Je frémis à l'idée que la publication puisse "faire
école".
C'est presque un contre-exemple, poussé à l'absurde, d'un style
"journalistique" induit par une mise en page "fait du prince",
soit de l'éditeur séduit par un styliste adepte de "l'acte de mise
en page" (comme on disait "l'acte architectural" pour un bâtiment
destiné plus à valoriser la personnalité de son créateur que tout
autre usage). Ce "style" n'a d'ailleurs de "journalistique" que
parce qu'il apparait dans une publication régulière bénéficiant
d'un numéro d'inscription à la commission paritaire. Dans d'autre
cas, le "fait du prince" est beaucoup plus raisonné, et le
styliste dispose d'un "brief" imposé par les "ventes" (ici
publicité+service des ventes).
Je me suis longtemps posé la question de l'évolution du style
journalistique en tant que manifestation d'une prise de pouvoir
(donc d'une perte de pouvoir des journalistes, d'autant plus
asservis qu'ils adhèrent au modèle qu'on leur propose et finissent
par le justifier, l'amplifier). Quelques enjeus économiques
peuvent être entrés en considération (ex. on revoit, dans les
pages "vedettes" et "raouts mondains" de certains magazines,
réapparaître de toutes petites photos en grand nombre : certes, la
qualité s'est améliorée et le permet un peu mieux techniquement,
mais surtout, ce n'est guère plus cher, en temps d'occupation du
matériel, et surtout, le PAOiste n'est plus un ouvrier du Livre
exigeant le paiement d'heures sup.).
Et puis surtout, on pourrait se demander si "les plus beaux textes
de la prose française" ne seraient pas, si on s'en approchait sur
des supports journalistiques, contre-productifs, car peu rentables
(crainte de dérouter une partie du lectorat, d'accroître le niveau
d'exigence d'une autre plus restreinte, etc.).
Le "nouveau journaliste" devenu technicien (comme on dit un
technicien de surface) dominant les "process", garde confusément
conscience du fait qu'il est devenu un employé comme un autre,
devant tirer sa fierté de sa capacité à se couler dans le moule.
Moule dont la manifestation visuelle, la mise en page, n'est plus
de son ressort (et la séparation des métiers de journaliste de
terrain et de journaliste secrétaire de rédaction se fait de plus
en plus tôt, dès la sortie de l'école de journalisme).
Il ne sera d'ailleurs pas inintéressant de se pencher sur ce
qu'amèneront certaines évolutions techniques touchant au flux de
production.
Actuellement, dans beaucoup de rédactions, les
journalistes-rédacteurs ont pu passer de la fourniture du texte le
plus brut possible à celle de texte légèrement "enrichi" (on les
laisse accéder à des traitements de texte du genre MSWord). Il
n'est pas trop "figé", ce qui justifie mieux des interventions
ultérieures (des sec. de rédac, justifiées ou non, mais leur
permettant à tout coup d'affirmer leur pouvoir). Avec l'apparition
de versions allégées des logiciels de PAO destinées aux rédacteurs
(style InCopy ou Quark CopyDesk), le journaliste saisit
directement dans le gabarit, ou coule directement son texte dans
la forme. Intégrant encore mieux les contraintes de mise en page
(et modifiant son style en conséquence).
Il faudra encore plus adapter le style à la justif. Or le "style"
induit à sélectionner le nombre (élégage essentiel/superflu), à
adapter la nature (complexe/simple) des informations. C'est le
réel qui est déformé pour entrer dans le moule. Au bout du compte,
tout ce qui est trop complexe (et susceptible d'inciter le lecteur
à réfléchir), trop compliqué (informations ne permettant plus de
satisfaire le schéma "un angle, un seul"), peut être évacué afin
de livrer le produit techniquement parfait, le mieux adapté au
moule. Ou trouver le moyen de contourner les contraintes, mais
cela risque d'être encore plus ardu.
C'était notre rubrique du week-end "justification et contrôle
social" ;-)