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Message : Re: [typo] Nouvelle orthographe ?

(Thomas Savary) - Vendredi 18 Janvier 2013
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Subject:    Re: [typo] Nouvelle orthographe ?
Date:    Fri, 18 Jan 2013 10:34:06 +0100
From:    Thomas Savary <thomas.savary@xxxxxxxxxxxxxxxx>

Bonjour, Monsieur Lefriand, et les membres de la liste qui ont suivi les échanges sur la question

 

Merci de votre réaction. J’ai hésité à poster ce message sur la liste, parce qu’il est long, et sans doute plus ou moins hors sujet. Si c’est le cas, nous pourrons poursuivre en privé… quand j’en aurai le temps.

 

Ma position, extrême, j’en conviens, est que l’orthographe française actuelle résulte d’une perversion progressive des fondements même de l’écriture alphabétique, dont l’essence est précisément d’être phonétique. Dans la pratique, aucune écriture alphabétique n’est restée strictement phonétique, si tant est qu’aucune l’ait jamais été — y compris l’espéranto (quoi qu’en disent les espérantistes, un peu durs de la feuille, peut-être), même si je salue l’effort. Il n’en reste pas moins que l’écriture alphabétique a constitué une révolution par sa rationalité et son économie. Deux qualités fort peu représentées dans notre orthographe.

 

Quand le français comptait encore des triphtongues, écrire «eau» avait un sens, mais aujourd’hui? Pourquoi ne pas écrire simplement «o»? De peur de confondre l’eau et la lettre «o»? Vous arrive-t-il de confondre le pronom relatif «que» et la conjonction de subordination «que», le déterminant «leur» et le pronom personnel «leur», la lettre «a» et le verbe «a»?

Qui regrette de devoir écrire «trône», «nénuphar», «fantastique» en dépit de l’étymologie (selon laquelle il faudrait écrire «*throne», «*nénufar», «*phantastique»)? Le «g» de «regem» manque-t-il tant que cela à «roi», puisque, après tout, on le retrouve dans «régalien»?

 

L’étymologie est passionnante, comme l’histoire de l’orthographe française. Enfant, je voyais les dictées comme un jeu. Au nom de quoi imposer à la population entière des francophones ce qui pour beaucoup est un calvaire, d’autant moins justifiable que les complexités de notre orthographe sont à peu près inutiles? La seule chose que j’estime indispensable, c’est la norme orthographique: la liberté orthographique des siècles précédents est charmante (sur une même page d’un volume du dix-septième siècle, j’ai relevé un jour trois graphies différentes d’un même mot), mais elle ralentit la lecture et constitue finalement une gêne. Si je préfère lire Montaigne ou Rabelais en moyen français, jamais il ne m’est venu à l’idée qu’il aurait fallu interdire aux éditeurs d’en moderniser l’orthographe voire de les traduire en français contemporain. S’accrocher à notre orthographe est contraire à cette logique et à l’évolution inéluctable de la langue.

 

Si vous lisez l’allemand:

«Vorrhede.

Es were wol recht vnd billich, das dis buch on alle vorrhede vnnd frembden namen außgieng, vnnd nur seyn selbs eygen namen vnd rede furete, Aber die weyl durch manche wilde deuttung vnd vorrhede, der Christen synn da hyn vertrieben ist, das man schier nit mehr weys, was Euangeli oder gesetz, new oder alt testament, heysse, fodert die noddurfft eyn antzeygen vnd vorrhede zu stellen, da mit der eynfelltige man, aus seynem allten wahn, auff die rechte ban gefuret vnd vnterrichtet werde, wes er ynn disem buch gewartten solle, auff das er nicht gepott vnnd gesetze suche, da er Euangeli vnd verheyssung Gottis suchen sollt.» (Martin Luther, 1546?)

À comparer avec Montaigne («Essais», livre II, chap. i):

«Il y a quelque apparence de faire jugement d’un homme, par les plus communs traicts de sa vie ; mais veu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, il m’a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tort de s’opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, et suyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions d’un personnage, et s’ils ne les peuvent assez tordre, les renvoyent à la dissimulation. Auguste leur est eschappé : car il se trouve en cest homme une varieté d’actions si apparente, soudaine, et continuelle, tout le cours de sa vie, qu’il s’est faict lácher entier et indeçis, aux plus hardis juges. Je croy des hommes plus mal aisément la constance que toute autre chose, et rien plus aisément que l’inconstance. Qui en jugeroit en detail et distinctement, piece à piece, rencontreroit plus souvent à dire vray.»

Il saute aux yeux, si vous êtes germaniste, que l’orthographe française a très peu évolué, comparativement à l’allemande. Et c’est bien là le problème.

 

Vous prenez comme exemple la basilique Saint-Denis; pour moi, l’orthographe ne devrait pas être considérée comme une œuvre d’art, mais, je l’ai dit, comme un outil. Lorsqu’un outil n’est plus adapté, il est peut-être opportun d’envisager d’en changer. C’est précisément ce que fit Atatürk avec le turc. L’écriture arabe n’était pas adaptée à la notation de la langue? Foin de l’usage! Il «suffisait» d’opter pour l’alphabet latin, beaucoup plus flexible. Voilà un changement autrement plus radical que ne le serait une refonte conséquente et rationnelle de notre orthographe en conservant l’alphabet latin! La décision autoritaire d’Atatürk n’a bien sûr pas empêché les Turcs d’accéder à leur patrimoine culturel des siècles précédents, de même que nous ne sommes pas obligés de lire Montaigne en moyen français dans des facsimilés.

Du reste, votre exemple même de Saint-Denis montre qu’autrefois on n’hésitait pas à retoucher les œuvres et les monuments. Quand la culture avait une tout autre vitalité qu’aujourd’hui, on ne s’encombrait effectivement pas de scrupules: on démolissait les autels médiévaux ou renaissants afin de mettre à la place un autel baroque, on n’hésitait pas à mettre au rebut un splendide orgue baroque pour le remplacer par un horrible orgue romantique, on étouffait Bach au piano ou avec un orchestre symphonique… Adapter le passé au présent allait jadis de soi. Aujourd’hui, cela nous parait inconcevable pour l’art (à moi, comme à vous, je pense). Mais pourquoi pas avec l’orthographe?

 

L’oral est labile, éphémère? Peut-être, mais beaucoup moins aujourd’hui que par le passé, grâce à la diffusion de l’écrit puis à l’audiovisuel. Si j’en crois mes oreilles et mes souvenirs de cours de phonologie historique, la prononciation du français a beaucoup moins évolué entre le début du vingtième siècle et nos jours qu’entre le quinzième et le seizième siècle. Du reste, je crois qu’une orthographe beaucoup plus phonétique contribuerait à fixer davantage la prononciation: les graphies devenant beaucoup plus faciles à mémoriser, le bagage orthographique des enfants et des jeunes serait bien meilleur qu’actuellement et ils auraient à mon avis tendance à davantage parler comme on écrit. Par exemple, en ce qui me concerne, j’ai très tôt calé ma prononciation d’«évènement» ou de «règlerai» sur la graphie traditionnelle («événement», «réglerai») — /evenmɑ̃/, /ʀegləʀe/ — ou celle des «e» atones comme de certains «o» ouverts sur les transcriptions en A.P.I. du Petit Robert, alors que dans ma cambrousse tout le monde oralisait «demain» en /dømɛ̃̃/ au lieu de /dəmɛ̃̃/ et «dromadaire» en /dʀomadɛʀ/ au lieu de /dʀɔmadɛʀ/), parce que pour moi l’écrit était la référence. De sorte qu’aujourd’hui écrire «règlerai» ou «évènement» pour suivre la réforme de 1990 ne m’est absolument pas naturel, quand j’ai adopté sans aucune difficulté les graphies «ile», «maitre», «ruissèle», etc. L’oral est lié à l’écrit, et vice versa. Cette réforme a bien des aspects ridicules, je vous l’accorde. Pourquoi avoir francisé «accélérando», «bulldozeur», «délirium trémens», «despérado», mais non «football» et flopée d’autres?

 

Quant à la ponctuation, il s’agit bien évidemment et depuis belle lurette d’un code écrit, qui devient beaucoup plus facile à maitriser une fois qu’on a abandonné toute référence à l’oralité pour se concentrer sur la syntaxe. Ce n’est pas pour cela que l’orthographe devrait le faire. La lecture, même mentale, active les zones cérébrales du langage oral, à part sans doute chez les sourds-muets — et les mutants —, qui n’oralisent absolument pas ce qu’ils lisent mentalement (pour ma part, je n’oralise d’ailleurs que très partiellement).

 

Réduire drastiquement la durée de l’apprentissage de l’orthographe après avoir rationalisé celle-ci en renouant avec les principes mêmes de l’écriture alphabétique, ce serait offrir du temps à l’apprentissage d’autres langues (ô combien plus formateur que de mémoriser qu’on écrit «tonnerre» mais «détoner», «tonalité» mais «détonner», «charrette» mais «chariot», «des bisous» mais des «hiboux», sans parler des règles d’accord du participe passé des verbes pronominaux, etc., etc.); ce serait pouvoir consacrer du temps aux arts, au sport — mens sana in corpore sano. Je sais, là n’est pas la tendance actuelle. Pas même pour les langues, puisque dans les faits c’est l’anglais qui s’est imposé à l’école élémentaire — et dans quelles conditions lamentables! —, quand il s’agissait au départ d’initier les enfants aux langues parlées dans l’Union européenne.

 

La société de consommation? Je pense que vous avez compris que je la vomis. Mais non, cela n’a à mon sens rien à voir avec l’orthographe. La rationalité de l’écriture alphabétique répond à une aspiration humaine naturelle, présente très tôt chez l’enfant, quand l’empilement de strates contradictoires que vous évoquiez très justement est lié au respect voire au culte de la tradition, et invite à la soumission, à abdiquer sa raison face à l’arbitraire. Non, les Français n’ont pas fini leur Révolution.

 

Cela dit, je ne suis pas partisan d’une orthographe strictement phonétique, parce qu’elle serait impossible en français sans introduire une cohorte de bizarreries, qui résulteraient notamment des liaisons ou des formes féminines. En l’occurrence, je serais favorable au maintien des consonnes finales muettes, accompagnées d’un diacritique destiné précisément à souligner qu’elles sont muettes.

Par exemple, pour «son petit chat», «sa petite chatte», «son petit ami» et «sa petite amie»: «sõ petit̥ ŝat̥», «sa petit ŝat»«sõ petit ami» et «sa petit ami» — éventuellement «sa petite̥ ŝate̥» et «sa petite̥ amie̥», pour le féminin (si on tient à sauver le système des rimes féminines de la versification classique, notamment: «sa petite̥ amie»): sans doute est-ce un peu lourd, mais reste cohérent, donc simple à assimiler.

 

J’ai été long, cette fois. Je ne sais pas si je pourrai poursuivre cet échange, en raison de mon volume de travail actuel.

 

Cordialement,

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Thomas Savary

Le Grand-Plessis

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