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Message : [typo] Luciniens et autres accoucheurs...

(Jacques Melot) - Vendredi 13 Mars 2015
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Subject:    [typo] Luciniens et autres accoucheurs...
Date:    Fri, 13 Mar 2015 17:10:25 +0000
From:    Jacques Melot <jacques.melot@xxxxxxxxx>

Puisque nous sommes vendredi et que nous parlons de ces choses, voici un peu de distraction...

Message envoyé le 24 novembre 1998 au forum Interlang.

   Chère Luce,

   « parturiologue » est sûrement à éliminer : c'est un coup à pousser les gens à recourir systématiquement aux services d'une femme — sage ou pas sage — pour accoucher. De plus, et d'ailleurs avant tout, puisqu'il s'agit d'intercepter éventuellement un terme avant qu'il ne passe dans l'usage afin de promouvoir ou favoriser celui qu'on estime être le meilleur, « parturiologue » s'insérerait dans la série des archéologue, philologue et autres mycologue, c'est-à-dire qu'il évoquerait, de par sa construction même, un savant, spécialiste de « parturiologie ». Il s'agit donc d'un terme a priori mal choisi et qu'il faut écarter d'emblée ; parturiatre aurait plus de chance (cf. gériatre relativement à gérontologue), sauf que dans la profession on insiste sur le fait que médecin accoucheur et sage-femme sont deux choses différentes, à ne pas confondre.

   « Maïeutiste » est proposé faute de mieux, logiquement, en quelque sorte par résurgence d'un souvenir des cours de philosophie des classes de terminale des lycées français : la maïeutique (de Socrate) ou l'« art d'accoucher les esprits ». Si l'on veut recourir à une formation savante basée sur le grec, en effet, c'est là, sans doute, le première solution à laquelle on pense. 

   Comme toujours, un bon réflexe, que, soit dit en passant, certains semblent avoir plutôt lent ou mousse, consiste à aller jeter un coup d'œil dans le dictionnaire. Dans le petit Robert on trouve « maïeuticien » (et non « maïeutiste »), un mot introduit en 1980 et dont la définition est « Homme qui exerce la profession de sage-femme », ce qui semble raisonnable, mais ce terme n'a finalement pas été accepté.

   Reste accoucheur (attesté dès le XVIIe siècle) d'autant que accoucheuse est attesté dans le sens de sage-femme (mais semble de nos jours un tantinet péjoratif à côté du respectable et rassurant sage-femme). Comme il existe une notion de médecin accoucheur, il est assez naturel d'admettre qu'il puisse y avoir des accoucheurs non-médecins, ce qui est bien le cas. Là encore, le petit Robert nous apporte des informations intéressantes. À accoucheur, il est indiqué que la forme masculine est attestée en 1677 et qu'elle fait sage-femme au féminin. Que veut-on de plus ? Ce n'est pas si mal ! Mais accoucheur, comme maïeuticien est jugé trop restrictif par la profession ou l'ordre des médecins.

   Même sage-femme appliqué a une personne de sexe masculin, comme je l'ai suggéré la semaine passée, à peine par boutade, d'ailleurs — une femme peut bien être un homme-grenouille —, n'est pas entièrement satisfaisant, car son utilisation peut, dans certains cas, obliger à des contorsions langagières. (À propos d'homme-grenouille, si l'on tient absolument à mettre du sexe là-dedans, sachant que grenouille est féminin, je redoute qu'une personne bien intentionnée ne trouve bon, pour respecter la symétrie et ainsi faire bonne mesure, d'introduire à la place un terme semblable, mais masculin ; un candidat tout désigné serait « femme-crapaud »... hum !) 

   Quand à « sage-homme »...

   Si l'on ne se satisfait pas du terme accoucheur, je ne vois alors qu'une seule solution élégante et digne d'un terminologue : une production métaphorique qui reste à trouver. 

   En passant... l'anglais offre la même difficulté, laquelle est résolue en employant le mot français... accoucheur !!! 

   Je m'étonne, par ailleurs, que les champions du franglais n'aient pas encore proposé d'adopter en français un superbe « bedsider » ! En effet, selon le Collins, un « accoucheur » est littéralement « One who is present at the bedside ». 


   Je signale en passant qu'en islandais, langue germanique dans laquelle la formation savante coïncide avec la formation populaire, donc qui est en quelque sorte son propre grec et latin, sage-femme se dit ljósmóðir, c'est-à-dire « lumière-mère », ce qui peut s'interpréter comme la « mère qui met à la lumière », « mère » étant pris ici dans le sens métaphorique de « femme (expérimentée) » et l'on retombe ainsi sur le même concept qu'en français, puisque dans notre langue ce sage est mis pour expérimentée. En réalité, l'étymologie de ce composé, qui apparaît au XVIe siècle, n'est pas entièrement éclaircie. Le premier terme pourrait venir de losa (libérer) sous l'influence de ljós (lumière), ce que confirmerait l'_expression_ leysa kind frá konum (libérer une femme de son enfant, c'est-à-dire, accoucher une femme ; leysa est de même origine que losa). D'autres pensent que ljósmoðir a pour origine le nom latin Lucina (nom de Hekate) qui présidait aux accouchements. On retombe donc sur lumière (lux, lucinus, Lucina). Il est intéressant de remarquer que Hécate, initialement déesse bienveillante, acquiert plus tard un caractère maléfique, une ambivalence qui n'est pas sans rappeler le tchèque bába (voir plus loin) et tout simplement le français, puisque, vers 1375, sage-femme est attesté avec le sens de sorcière (Dict. hist. langue fr.).

   Nous avons donc là, un terme possible pour désigner en français un accoucheur : un lucinien, d'autant plus que lucina est parfois utilisé en latin pour le verbe accoucher


   Une bonne idée consisterait aussi à aller examiner comment le problème a été résolu dans d'autres langues. Voici quelques exemples, aussi attrayants qu'instructifs. 

- Islandais : ljósmoðir (cf. plus haut) ; il existe un autre terme, maintenant passé de mode, yfirsetukona (à côté-assise-femme ; soit « femme qui en assiste une autre pendant son accouchement », le verbe setja yfir, d'où yfirsetu- est tiré, signifiant « être assis à côté tout en dominant », d'où l'idée d'assistance, de protection, de veille).

- Suédois : barnmorska (origine incertaine : barn signifie enfant, -morska évoque mor, diminutif de moder, mère ; peut-être calqué, avec déformation par étymologie populaire, sur le bas allemand bademodersche ; cf. le tchèque bába, plus bas). En suédois dialectal, on note cependant ljosmor et ljusmor (cf. islandais).

- Danois : jordemoder (terre-mère, c'est-à-dire « femme qui aide à l'arrivée dans le temporel, qui accueille l'enfant au monde » ; cf. le français « mettre bas »).

- Norvégien (bokmål) : jordmor (même composé qu'en danois) ; (nynorsk :) ljosmor (cf. islandais, suédois dialectal). Féroïen : ljósmoðir (identique à l'islandais).

- Allemand : hebamme (vieux haut allemand hevianna, de hevi, soulever, hisser, et ana, grand-mère, all. mod. Ahne, aïeule, donc, symboliquement, « femme qui, du fait de son âge, accumule l'expérience », ce qui est bien le sens de sage dans sage-femme ; en dialecte souabe, au sud de l'Allemagne, on dit encore amme au lieu de hebamme : c'est cette forme qui a contaminé le terme ancien pour lui donner sa forme moderne. En islandais, langue germanique par excellence, grand-mère se dit d'ailleurs amma).

- Hollandais : vroedvrouw (sage-femme : sans doute un calque du français... à moins que ce ne soit l'inverse !). 

- Italien : levatrice (de soulager, appaiser).

- Espagnol : partera (accoucheuse).

- Russe : akoucherka (!).

- Tchèque : porodní (accoucheuse), porodník (accoucheur), asistentka, bába (vieille sorcière, mais aussi blanchisseuse et, de là, peut-être « servante des bains » à l'origine ; cf. barnmorska, en suédois).

- Polonais : akuszerka, położna (accoucheuse).

- Anglais : midwife ([celle qui est] avec femme ; dans le sens d'aider).

- Latin : obstetrix, medica.

- Grec classique : maïa.

   Quant à se demander si l'adoption de « maïeutiste » ferait disparaître sage-femme, la réponse est, à mon avis, sûrement négative, car la femme qui accouche éprouve un besoin naturel et exacerbé de protection qui créé un lien émotionnel avec le respectable, apaisant et avant tout rassurant sage-femme. De plus, le souci de symétrie dans le vocabulaire, qui marque une intrusion obsessionnelle plus germanique que romane dans la langue, n'est pas très français. Notre langue (et notre mentalité) est ainsi faite que nous pouvons parfaitement y assimiler une « aberration » de plus : ces prétendues aberrations sont au contraire le témoignage vivant de son histoire, ce qui en fait une langue chaleureuse dont le vocabulaire évoque plus un trésor ancestral, ce qu'il est, qu'un tas de briques flambant neuf, ce que les sectateurs du politically correct voudraient qu'il soit. 

   Bonne fin de semaine,

   Jacques Melot