Bonjour à tous et à toutes,
Suite aux messages échangés sous le titre
« Rotativement perplexe », dont le sujet a dévié sur la question de
la « féminisation » de la langue, je lance le sujet de la rédaction
épicène – non pas par masochisme mais dans l’espoir d’échanger avec des personnes convaincues de
l’importance du sujet.
Si vous considérez que cette question n’a pas sa place ici
(il me semble que si dans la mesure où de nombreuses tentatives de réponses ont été
apportées par le biais de la typographie : parenthèses, majuscules, traits
d’union, barre oblique, points médians), je la poste sur la liste dédiée à la
correction.
Pour faire vite, la rédaction épicène consiste à écrire de
manière à représenter équitablement les deux sexes quand il est fait référence
à des personnes. Non pas en féminisant un texte écrit au masculin, mais en rédigeant
de manière non sexiste (le sexisme ne se confondant pas avec la misogynie, mais
étant le fait de traiter différemment les deux sexes) : en utilisant des
tournures neutres, des termes génériques, en écrivant certains termes en toutes
lettres dans les deux genres, en féminisant ou en masculinisant au besoin les
noms de métiers et de fonctions.
Dans le contexte d’une langue qui impose une catégorisation
binaire des êtres humains en fonction de leur sexe (au temps pour les personnes
intersexes qui se retrouvent reléguées dans l’in-humain, au passage), et où la
création d’un neutre digne de ce nom ne semble pas d’actualité (euphémisme),
qui défend l’égalité doit se livrer à des manœuvres de contorsionniste
linguistiquement parlant. C’est pourquoi la rédaction épicène n’est pas à mes
yeux la panacée, mais elle a le mérite de chercher des moyens de ne pas
reconduire la domination masculine dans la langue (la réflexion devrait
d’ailleurs s’étendre à toutes les dominations).
Cette réflexion est menée principalement au Québec. On la
trouve aussi en Belgique et en Suisse. Elle peine visiblement à trouver sa
place en France, ce pays des « droits de l’homme » qui tient tant à
conserver la confusion entre mâle et humain, outil efficace de domination.
Étant donc réduite à d’inconfortables contorsions, je
recherche des travaux linguistiques récents sur le sujet, notamment s’ils
proposent des solutions concrètes. Merci d’avance et à celles et à ceux qui
pourraient en conseiller !
Voilà de mon côté ce que j’ai pu trouver en ligne :
– Pour l’égalité
des sexes dans le langage (en français à partir de la page 29) publié par l’Unesco
en 1999 : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/994001174/0000.pdf
– le Guide d’aide à la
féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions (établi par
le CNRS et l’Institut national de la langue française en 1999) : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/994001174/0000.pdf
S’il est besoin de justifier la nécessité de cette démarche,
je développe ci-dessous.
J'imagine que tout le monde ici est convaincu du fait que notre langue ne nous a pas été révélée. C’est une
construction sociale, et en tant que telle elle est
l’objet de luttes de pouvoirs. De même que les droits des femmes, la
« féminisation » de la langue a fait l’objet de résistances assez peu
subtiles, voire clairement misogynes. L’histoire de la langue reflète en partie l’histoire
des rapports de force entre les sexes. Rappelons que le premier chantier de l’Académie
française, créée au XVIIe siècle, a été de s’attaquer aux noms féminins de métiers et
de fonctions prestigieuses (qui existaient dans les deux genres si l’exercice
était mixte), pour contrer l’influence des femmes de pouvoir.
On a entendu parler de l’accord dit de proximité (qui permettait d’écrire « avec une noblesse et un goût parfaits » ou « avec un goût et une noblesse parfaites »), démis par la fameuse règle « le masculin l’emporte sur le féminin » (comme le disait l’abbé Bouhours « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l'emporte »).
On connaît moins l’utilisation, devenue « incorrecte », de pronoms attributs féminins (« quand je suis malade… et moi quand je la suis ») ou le fait que les participes présents s’accordaient en genre et en nombre (« native de Paris, demeurante rue Neuve Saint-Sauveur ») jusqu’à ce que la règle soit modifiée au XVIIe siècle.
Du point de vue lexical, le féminin est dévalorisé ou rendu
invisible. Qu’on pense (entre autres exemples qu'on trouvera à foison dans Les mots et les femmes et Le sexe des mots de la linguiste Marina Yaguello), au féminin dit « conjugal »,
qui contribue à rendre difficile pour les femmes la revendication de titres
féminins attribués autrefois aux « femmes de », comme « ambassadrice » ou « colonelle ». Le grammairien Nicolas Beauzée déclarait au XVIIe siècle : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. » Tout était dit.
Qu'on pense aussi à l’invisibilité
des femmes dans des expressions ou des termes comme « les hommes politiques », « les
penseurs », « les grands hommes », celle du masculin pluriel en général, celle du masculin « générique ». Vous connaissez peut-être ce magnifique exemple que nous donne Claude Levi-Strauss : « Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées. » (« Contribution à l’étude de l’organisation sociale des Indiens Borobo »).
Quant à la « neutralité » du masculin, dans la
mesure où il peut être générique ou spécifique, il est fondamentalement ambigu.
L’exemple par excellence en est la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789, qui excluait – avec les esclaves et les domestiques notamment
– les femmes.
À ce sujet, « homme » pouvant signifier « être
humain », et « femme » seulement « être humain de sexe
féminin », les hommes sont définis par leur humanité, les femmes par leur
sexe. La norme est masculine, le spécifique, féminin. C’est pourquoi on
n’entend pas parler de « coupe de football masculin » – ce que voudrait la logique d’une catégorisation
systématique par sexe –, ni de la « place de l’homme » dans la société (tiens, tiens) – d’autant que les mâles n’ont pas connu l'essentialisation qu'ont subie les femmes, devenues « la »
femme au siècle si bien nommé des Lumières.
Bref, puisque notre langue est aussi notre outil de pensée, elle contribue à nourrir un sexisme et un androcentrisme dont les dégâts ont été mis en avant par
les travaux féministes. Ou à les réduire.
SR