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Message : Re: [typo] La rédaction épicène

(Jacques Melot) - Vendredi 13 Mars 2015
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Subject:    Re: [typo] La rédaction épicène
Date:    Fri, 13 Mar 2015 22:24:39 +0000
From:    Jacques Melot <jacques.melot@xxxxxxxxx>


Le 13 mars 2015 à 18:30, Roy Ségolène a écrit :

Bonjour à tous et à toutes,


[J. M.]    J'espère qu'avec ce début vous n'espériez provoquer personne. Il est en effet loisible, encore qu'à strictement parler, superflu, d'écrire « et à toutes ». C'est un effet de style qui vise légitimement à mieux préparer l'assistance à vous écouter. Comme le général de Gaulle qui commençait ses discours par « Françaises, Français ». Jusqu'à là donc, rien à redire.


Suite aux messages échangés sous le titre « Rotativement perplexe », dont le sujet a dévié sur la question de la « féminisation » de la langue, je lance le sujet de la rédaction épicène – non pas par masochisme mais dans l’espoir d’échanger avec des personnes convaincues de l’importance du sujet.


[J. M.]   Si vous venez effectivement, comme je le crois, dans cette disposition d'esprit, il n'y a aucune raison pour que vous soyez mal reçue.


Si vous considérez que cette question n’a pas sa place ici (il me semble que si dans la mesure où de nombreuses tentatives de réponses ont été apportées par le biais de la typographie : parenthèses, majuscules, traits d’union, barre oblique, points médians), je la poste sur la liste dédiée à la correction.


[J. M.]   Si vous parlez de la mienne (Correcteurs) je n'y verrais aucun inconvénient, mais il me semble que cette question à tout autant sa place ici, dans la mesure où elle débouche facilement sur l'emploi d'artifices typographiques, comme vous le faites justement remarquer.


Pour faire vite, la rédaction épicène consiste à écrire de manière à représenter équitablement les deux sexes quand il est fait référence à des personnes. Non pas en féminisant un texte écrit au masculin, mais en rédigeant de manière non sexiste (le sexisme ne se confondant pas avec la misogynie, mais étant le fait de traiter différemment les deux sexes) : en utilisant des tournures neutres, des termes génériques, en écrivant certains termes en toutes lettres dans les deux genres, en féminisant ou en masculinisant au besoin les noms de métiers et de fonctions.


[J. M.]   Vous passez un peu vite sur les choses, là. Il faut d'abord montrer, de manière convaincante s'entend, que la manière d'écrire que vous entendez remplacer n'était pas équitable. De plus, le sexisme n'est pas le fait de traiter différemment les deux sexes, c'est une attitude de discrimination fondée sur le sexe, ce qui n'est pas la même chose.


Dans le contexte d’une langue qui impose une catégorisation binaire des êtres humains en fonction de leur sexe (au temps pour les personnes intersexes qui se retrouvent reléguées dans l’in-humain, au passage), et où la création d’un neutre digne de ce nom ne semble pas d’actualité (euphémisme), qui défend l’égalité doit se livrer à des manœuvres de contorsionniste linguistiquement parlant. C’est pourquoi la rédaction épicène n’est pas à mes yeux la panacée, mais elle a le mérite de chercher des moyens de ne pas reconduire la domination masculine dans la langue (la réflexion devrait d’ailleurs s’étendre à toutes les dominations).


[J. M.]   Vous procédez par affirmations et donc, malheureusement, ne démontrez rien. Je ne vois pas que les personnes « intersexes » soient en quoique ce soit particulièrement malmenées par la langue courante telle que vous l'avez trouvée avant vos tentatives de modification. Le neutre français est tout à fait satisfaisant et la création d'un neutre sur le modèle d'autres langues indo-européennes ne serait tout simplement pas suivie par le public, lequel, en toute normalité, parle comme il respire ou marche, c'est-à-dire sans s'observer en permanence le faire.


Cette réflexion est menée principalement au Québec. On la trouve aussi en Belgique et en Suisse. Elle peine visiblement à trouver sa place en France, ce pays des « droits de l’homme » qui tient tant à conserver la confusion entre mâle et humain, outil efficace de domination.


[J. M.]   Affirmation gratuite ! La différence observée est, par contre, tout à fait réelle. Il se trouve que les Canadiens francophones qui s'occupent de ces questions sont entièrement sous la coupe des féministes essaimant, pour ne pas dire noyautant, les prestigieuses universités américaines. Comme je l'ai écrit ailleurs, ces Canadiens sont pour moi des Anglo-saxons de langue française. Leur pensée est celle, puritaine, liée à la gestion personnelle de la culpabilité, des protestants anglo-saxons, pensée qui spontanément révulse les peuples romans de tradition catholique. Que je mette en lumière ce point peut étonner, mais, pour moi, il ne fait aucun doute que les deux questions sont liées : la gestion personnelle de la culpabilité sociale (et historique) et la féminisation du langage. Je vis depuis trente ans dans un pays où la religion luthérienne est religion d'État, et je suis assez bien placé pour en juger (pas de séparation de l'Église et de l'État en Islande).


Étant donc réduite à d’inconfortables contorsions, je recherche des travaux linguistiques récents sur le sujet, notamment s’ils proposent des solutions concrètes. Merci d’avance et à celles et à ceux qui pourraient en conseiller !


[J. M.]   Comment cela ? A vous lire, on a l'impression que vous savez de quoi vous parler, que vous êtes rompus à ces exercices d'_expression_ équitable, et voilà que vous recherchez des travaux qui proposent des solutions concrètes...


Voilà de mon côté ce que j’ai pu trouver en ligne :
– Pour l’égalité des sexes dans le langage (en français à partir de la page 29) publié par l’Unesco en 1999 : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/994001174/0000.pdf
– on trouve également des guides de rédaction épicène issus d’universités québécoises, comme celui-ci : http://ustboniface.ca/document.doc?id=216
– le Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions (établi par le CNRS et l’Institut national de la langue française en 1999) : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/994001174/0000.pdf


[J. M.]   Ce dernier lien mène à l'ouvrage bien connu Femme, j'écris ton nom (1999), qui ne serait pas précisément celui que je citerai si j'étais vous.


S’il est besoin de justifier la nécessité de cette démarche, je développe ci-dessous.

J'imagine que tout le monde ici est convaincu du fait que notre langue ne nous a pas été révélée.


[J. M.]    Personnellement, je ne sais pas trop quoi il faut entendre sous ce terme.


C’est une construction sociale, et en tant que telle elle est l’objet de luttes de pouvoirs.


[J. M.]   Que d'affirmations gratuites !


De même que les droits des femmes, la « féminisation » de la langue a fait l’objet de résistances assez peu subtiles, voire clairement misogynes.


[J. M.]    Pour commencer sur des bases saines, qu'entendez-vous précisément par féminisation de la langue ?


L’histoire de la langue reflète en partie l’histoire des rapports de force entre les sexes. Rappelons que le premier chantier de l’Académie française, créée au XVIIe siècle, a été de s’attaquer aux noms féminins de métiers et de fonctions prestigieuses (qui existaient dans les deux genres si l’exercice était mixte), pour contrer l’influence des femmes de pouvoir.


[J. M.]   C'est du passé, une peau morte. Il fut aussi une époque où nous mangions uniquement des aliments crus, ne connaissant pas encore le feu. Mais on parlait déjà, du reste.


La grammaire française a fait l’objet d’une masculinisation en règle avec force arguments misogynes ou pseudo-linguistiques. Lire à ce sujet Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin d’Eliane Viennot aux éditions iXe : http://www.editions-ixe.fr/content/non-le-masculin-ne-lemporte-pas-sur-le-f%C3%A9minin

On a entendu parler de l’accord dit de proximité (qui permettait d’écrire « avec une noblesse et un goût parfaits » ou « avec un goût et une noblesse parfaites »), démis par la fameuse règle « le masculin l’emporte sur le féminin » (comme le disait l’abbé Bouhours « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l'emporte »).


[J. M.]   Exuvie que tout cela ! Je vais reprendre malicieusement un argument que j'ai par ailleurs démonté : la langue évolue.


On connaît moins l’utilisation, devenue « incorrecte », de pronoms attributs féminins (« quand je suis malade… et moi quand je la suis ») ou le fait que les participes présents s’accordaient en genre et en nombre (« native de Paris, demeurante rue Neuve Saint-Sauveur ») jusqu’à ce que la règle soit modifiée au XVIIe siècle.


[J. M.]    ... et les mots qui ont changé de genre, etc. Tout cela n'a aucune influence sur la langue actuelle.


Du point de vue lexical, le féminin est dévalorisé ou rendu invisible. Qu’on pense (entre autres exemples qu'on trouvera à foison dans Les mots et les femmes et Le sexe des mots de la linguiste Marina Yaguello), au féminin dit « conjugal », qui contribue à rendre difficile pour les femmes la revendication de titres féminins attribués autrefois aux « femmes de », comme « ambassadrice » ou « colonelle ». Le grammairien Nicolas Beauzée déclarait au XVIIe siècle : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. » Tout était dit.


[J. M.]    Encore et toujours, ce n'est plus actuel, ce n'est plus actif.


Qu'on pense aussi à l’invisibilité des femmes dans des expressions ou des termes comme « les hommes politiques », « les penseurs », « les grands hommes », celle du masculin pluriel en général, celle du masculin « générique ». Vous connaissez peut-être ce magnifique exemple que nous donne Claude Levi­-Strauss : « Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées. » (« Contribution à l’étude de l’organisation sociale des Indiens Borobo »).

Quant à la « neutralité » du masculin, dans la mesure où il peut être générique ou spécifique, il est fondamentalement ambigu. L’exemple par excellence en est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui excluait – avec les esclaves et les domestiques notamment – les femmes.


[J. M.]    En aucun cas. Je l'ai encore relue récemment et ai envoyé, il y a quelques années, des fac-similés de pages d'écrits de l'époque qui prouvent le contraire. Dans cette déclaration, homme englobe les deux sexes. Cet emploi de homme au sens du latin homo est commun à toutes les langes indo-européennes, même à l'anglais où des formes comme policewoman peuvent être utilisées, mais ne sont en rien nécessaires linguistiquement parlant.


À ce sujet, « homme » pouvant signifier « être humain », et « femme » seulement « être humain de sexe féminin », les hommes sont définis par leur humanité, les femmes par leur sexe. La norme est masculine, le spécifique, féminin. C’est pourquoi on n’entend pas parler de « coupe de football masculin » – ce que voudrait la logique d’une catégorisation systématique par sexe –, ni de la « place de l’homme » dans la société (tiens, tiens) – d’autant que les mâles n’ont pas connu l'essentialisation qu'ont subie les femmes, devenues « la » femme au siècle si bien nommé des Lumières.


[J. M.]   Ça, par contre, c'est un sophisme (je parle du contenu de votre première phrase). Homme, en tant qu'être humain se sexe masculin est un hyponyme de homme dans son sens premier d'être humain sans considération de sexe. C'est un procédé fréquemment observé en langue et qui correspond à une forme d'économie. Dans le vocabulaire de l'agriculture, le terme générique pour taureau est vache. Un éleveur bovin, dans l'usage du métier, parle de vache pour toutes ses bêtes, de même on parle de poule globalement pour les deux sexe. En histoire naturelle, on a de même des espèces qui portent le nom du genre, tel Vulpes vulpes, le renard usuel (renard roux). Tout francophone en possession de ses moyens intellectuels sait détecter sans avoir à y réfléchir dans quel sens le mot homme doit être pris (à moins que, par jeu, on s'efforce de brouiller ce sens, bien sûr). On le trouve en particulier dans le sens non sexué en particulier dans de nombreuses expressions ou locutions, par exemple :

trou d'homme
un homme à la mer ! (pour les générations à venir : Un homme ou une femme à la mer !)
ça ne nourrit pas son homme
à dos d'homme
à hauteur d'homme
agir tous comme un seul homme
une armée forte de trois mille hommes
un homme-grenouille
l'homme de la rue
le commun des hommes
l'homme est un loup pour l'homme
exploitation de l'homme par l'homme
de mémoire d'homme
on

   Oui, j'ai bien écrit on, qui n'est qu'une forme de homme ayant évolué séparément (une forme intermédiaire fut om) :

« On ne frappe pas un homme à terre » signifie en fait « [un] homme ne frappe pas un homme à terre. »

   En islandais, langue très archaïque où cette évolution séparée n'a pas eu lieu, on dira précisément « Un homme ne frappe pas un homme à terre » (Maður slær ekki liggjandi mann ; mann est la forme déclinée de maður, homme), c'est même là la raison pour laquelle aucun féministe ici, en Islande, n'oseraient jamais, sous peine de se trouver soi-même ridicule, prétendre que homme (maður) désigne exclusivement et en toute circonstance un être humain de sexe masculin. À ce point même, que le slogan des féministes islandais est « Konur eru líka menn ! », soit « Les femme sont aussi des hommes ! ». 


Bref, puisque notre langue est aussi notre outil de pensée, elle contribue à nourrir un sexisme et un androcentrisme dont les dégâts ont été mis en avant par les travaux féministes. Ou à les réduire.


[J. M.]   Cela, encore une fois, est pour moi une affirmation gratuite. Le finnois ne connaît pas les genre grammaticaux (donc ni masculin, ni féminin, ni neutre dans cette langue). Pourtant les problèmes de société en ce qui concerne la situation de la femme y sont les mêmes que chez nous : ce sont des problèmes qui sont entièrement et uniquement liés à la civilisation occidentale. Et le fait que le même mot, homonyme de homme (cette fois sans considération de sexe dans tous les cas), soit féminin en suédois, neutre en danois et masculin en allemand est un argument de plus dans ce sens. Le genre grammatical, quelque soit le nom qu'on lui donne, et, de ce point de vue il faut bien reconnaître que les désignations masculin et féminin sont malheureuse, le genre grammatical dis-je n'a aucun lien de nécessité avec les sexe des personnes.

   Ce ne sont pas les mots ni leurs caractéristiques grammaticales qui sont dangereux ou discriminatoires : c'est la manière d'assembler les mots en un discours qui présente ces caractéristiques, autant  que ledit discours peut tout aussi bien être sublime, vide, enthousiasmant, etc.

  Écrivez un texte misogyne avec les conventions grammaticales que vous prônez, et ce texte sera perçu comme haïssable par les femmes et tout ennemi de la misogynie. Écrivez un texte prenant avec magnificence la défense des droits des femmes dans le langage ordinaire (celui que je défends) et il entraînera une ovation chez les féministes et autres amis des femmes !

   Je n'ai été d'accord sur rien, mais vous ne pourrez pas dire que je vous ai maltraitée. Convenez que votre texte est à peu près dépourvu de toute argumentation, une affirmation n'étant pas un raisonnement. Mais peut-être était-ce voulu. Une sorte de programme préliminaire ?

   Bonne nuit,

   Jacques Melot


SR


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