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Message : Re: [typo] Chiffres romains

(Patrick Bideault) - Samedi 27 Mars 2021
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Subject:    Re: [typo] Chiffres romains
Date:    Sat, 27 Mar 2021 22:49:08 +0100
From:    Patrick Bideault <pb-latex@xxxxxx>

Bonsoir.
 
Pour nourrir le débat, ci-dessous un article de Arnaud Hoedt et Jérôme Piron publié sur liberation.fr le 22 mars dernier.
 

Chiffres romains : la rhétorique de la pente glissante
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Les notations Louis 14 et Louis XIV ont exactement le même sens, si
bien que le choix d’utiliser l’une ou l’autre est surtout
symbolique. Ceux qui refusent le chiffrage arabe sur les cartels de
quelques musées semblent donc craindre pour le prestige du Roi
Soleil…

  L’info selon laquelle le musée Carnavalet, comme le Louvre avant lui,
  aurait récemment remplacé les chiffres romains par des chiffres arabes
  est une fake news (infox, pour les plus anglophobes d’entre
  vous). Louis XIV ne sera pas Louis 14 et les modifications incriminées
  ne portent que sur les siècles du parcours. Sur les 3 000 cartels et
  contenus produits par le musée, seuls 170 ont été modifiés afin de
  faciliter le travail de médiation envers les publics en difficulté. De
  plus, un grand nombre de visiteurs originaires de pays non latins ne
  lisent pas ces chiffres. Ces adaptations ont en réalité déjà eu lieu
  dans la plupart des grands musées internationaux.

  Ce non-évènement a pourtant alimenté les penchants polémistes de la
  Toile pendant pratiquement une semaine. Alors, pourquoi y revenir ?
  D’une part parce qu’il constitue, pour les profs de français que nous
  sommes, un formidable cas d’école pour enseigner ce qu’on appelle en
  rhétorique l’argument de la pente glissante. L’observation des titres
  de presse révèle qu’une simple modification d’étiquette de musée peut
  soudain se muer en menace de la disparition totale des chiffres
  romains, voire de toute trace de la civilisation dont ils sont issus.

  D’autre part parce que ce débat offre une occasion en or de
  circonscrire un élément de sociolinguistique passionnant : la valeur
  symbolique d’une norme graphique. En effet, l’exacte correspondance
  entre le chiffre arabe 14 et le chiffre romain XIV du point de vue
  sémantique démontre la portée exclusivement symbolique de leur
  usage. C’est pour cela qu’on les utilise pour les rois, mais également
  pour les actes au théâtre, les papes, les armées et le XV de France.

  Ils présentent donc une réelle plus-value en évoquant toute la
  grandeur et la noblesse de la culture antique. Il serait en effet
  vraiment regrettable d’écrire Rocky 4 ou Final Fantasy 7 et la finale
  du Super Bowl LV ressemblerait moins à un combat de gladiateurs si on
  l’écrivait Super Bowl 55.

  Les chiffres romains agissent comme une forme de mise en exergue ou de
  majuscule. On peut dédier leur emploi à ce qu’on désire mettre en
  valeur en le rattachant à la culture classique. Le fait de posséder
  deux notations pour les chiffres est donc bien une richesse. Pourquoi
  s’en priver ?


Égratigner le prestige
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  De plus, il est légitime de s’interroger sur la valeur de ces
  notations romaines au Louvre, que Jupiter traversa seul vers son
  destin et où Dieu fit ériger sa pyramide. Même s’ils ne sont pas
  vraiment arabes, mais bien indiens d’origine, les chiffres usuels
  manifestent une carence de lustre aux yeux des amateurs de culture
  classique.

  Malgré cela, on est en droit de s’interroger sur ce qu’on perd en
  faisant primer cette valeur symbolique sur ce que les linguistes
  appellent l’accessibilité. Mais comme pour le roi lui-même, interroger
  la fonction revient à en égratigner le prestige.

  Pourtant, un bref détour par les archives de Gallica nous rappelle
  qu’au XVIIe ou XVIIIe siècle, on écrit tantôt Louis XIV, tantôt Louis
  14, voire Louis quatorze. Ici encore, la mémoire est pleine de
  fantasmes et l’histoire se confond souvent avec la
  commémoration. Avant le XVe siècle, le chiffre 14 s’écrit souvent
  XIIII. Il faut attendre la Renaissance pour que le IV supplante
  progressivement le IIII. Sauf sur les cadrans d’horloge, et pour des
  raisons…  d’accessibilité. En effet, la lecture était rendue
  compliquée à cause de la rotation des chiffres qui faisaient
  facilement confondre IV et VI. On a donc parfois aussi conservé des
  graphies anciennes pour de simples raisons pratiques.

  Les mêmes tensions entre valeur symbolique et accessibilité traversent
  l’histoire de notre orthographe. Elle est constellée d’éléments qui,
  comme les chiffres romains, donnent à notre langue écrite une patine
  antique. Certains de ces éléments ne remplissent pourtant aucune
  réelle fonction sémantique ou morphologique. Les ph et les th grecs,
  par exemple, ne sont en réalité que cosmétiques. Les Espagnols ou les
  Italiens s’en passent aisément pour faire de l’étymologie.


Colère, choléra
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  En outre, un grand nombre de ces marques étymologiques empêchent la
  constitution d’un système orthographique cohérent et donc plus
  accessible à la logique. «Nénuphar» vient du persan et devrait
  s’écrire avec un f. «Fantôme» devrait s’écrire avec ph, puisqu’il
  vient du grec. On se demande encore où est passé le h de
  «mécanique». Pourquoi n’y a-t-il pas de t à «je mens», qui vient de
  mentior en latin et pourquoi avoir mis un d à «poids» alors qu’il
  vient de pensum ? Pourquoi écrit-on «astreindre» avec ei et
  «contraindre» avec ai, alors qu’ils viennent tous les deux de
  stingere ? Pourquoi écrire «colère», mais «choléra», alors qu’ils ont
  la même origine ?

  C’est la valeur symbolique de ces incohérences qui empêche de
  s’interroger sur ce qu’on y perd. En un mot, est-ce que le jeu en vaut
  la chandelle ? Proposer une langue plus accessible en rendant son
  orthographe plus cohérente constitue un enjeu de défense et de
  diffusion de notre patrimoine commun qu’est la langue française. De la
  même manière, l’abord des œuvres classiques doit-il être crypté par un
  langage symbolique ? Et n’est-il pas paradoxal de fustiger des mesures
  qui, aussi modestes soient-elles, visent justement à offrir un plus
  grand accès à des œuvres patrimoniales ?

  Et si la connaissance des chiffres romains était la conséquence d’un
  amour pour l’âge classique et pas le sésame qui y donne accès ? Et si
  l’amélioration de notre orthographe en redonnait le goût ? Sur le site
  pourquoi.com, un enfant demande : «Pourquoi on utilise les chiffres
  romains ?» Un enseignant lui répond : «Pour les rois, pour les
  siècles, pour les horloges…»

  L’enfant n’avait pas demandé «pour quoi ?», il avait demandé
  «pourquoi ?».


par Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, membres du Conseil des langues et
des politiques linguistiques de la Fédération Wallonie
Bruxelles. Auteurs de l’essai « Le Français n’existe pas » (Le Robert)
et du spectacle « La Convivialité » (www.laconvivialite.com).

Libération, le 22 mars 2021

https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/chiffres-romains-la-rhetorique-de-la-pente-glissante-20210322