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Message : Re: [typo] Chiffres romains

(Patrick Bideault) - Samedi 27 Mars 2021
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Subject:    Re: [typo] Chiffres romains
Date:    Sat, 27 Mar 2021 22:56:16 +0100
From:    Patrick Bideault <pb-latex@xxxxxx>

Re-bonsoir.

Pour maintenir le débat, ci-dessous un dernier article pour ce soir : celui de Gilles Siouffi paru dans Libération hier (et publié quelques jours auparavant sur liberation.fr).


Romain ou pas romain : le nom du chiffre
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Pour désigner les numéros d’arrondissements ou d’universités, et
maintenant sur les cartels du Louvre et du musée Carnavalet, les
chiffres romains cèdent peu à peu leur place aux chiffres arabes.
Mais chercher à se faire comprendre d’autrui est-il nécessairement
une preuve d’inculture ?

  En 1676, un débat eut lieu pour savoir si on devait remplacer le latin
  par le français dans les inscriptions sur les arcs de triomphe. Trois
  siècles et demi plus tard, c’est au tour des chiffres romains
  d’affronter l’implacable roue du temps, alors que le Louvre et le
  musée Carnavalet les ont remplacés par des chiffres arabes pour dire
  les siècles et parfois les rois sur certains de leurs cartels.

  Déjà, qui aurait pensé qu’ils durent aussi longtemps ? C’est le débat
  entre deux conceptions du langage qui à nouveau se rejoue. La langue
  et l’écriture sont-elles avant tout des moyens de communication, au
  service du présent, ou des outils de mémoire, un patrimoine, voire les
  emblèmes d’une culture ? Nécessité de se faire comprendre contre
  savoir, modernité pratique contre attachement aux traditions :
  à chaque époque sa réponse et sa manière de négocier son compromis. La
  nôtre a la spécificité de se sentir poussée vers l’avenir, à l’inverse
  d’un âge des Lumières résolument confiant dans ce que l’entente
  commune pouvait produire de positif pour le progrès de l’humanité.

  Faudrait-il donc perpétuellement écrire le nom des siècles «à la
  romaine», en utilisant un code différent de ce que l’on observe dans
  la majorité des usages chiffrés ? Ces chiffres ne sont pas la langue,
  qu’on s’entende bien : ils sont une écriture. Et en matière
  d’écriture, les conventions sont plus faciles à modifier qu’en matière
  de langue. Le turc n’a-t-il pas changé de graphie quasiment du jour au
  lendemain, en 1928, sous l’impulsion moderniste de Mustafa Kemal, dit
  Atatürk, abandonnant la graphie arabe de l’époque ottomane ?
  «Révolution des signes», a-t-on dit à l’époque. Décision politique
  assurément. Rien de bien politique aujourd’hui s’agissant des chiffres
  romains sans doute, mais l’air du temps. De fait, pour ce qui est de
  la numérotation des siècles, force est de reconnaître que l’usage
  a déjà largement franchi le pas vers les chiffres dits arabes – qui
  sont d’ailleurs d’origine indienne – en France. En Italie, on comprend
  que certains s’érigent en gardiens du temple romain. Mais l’Italie
  elle-même est touchée par le mouvement. Il faut dire que l’italien
  permet de longue date de contourner le problème en désignant les
  siècles par des noms (l’Ottocento, pour le XIXe, ou 19e siècle). Et la
  pratique est bien installée d’écrire l’800, avec une apostrophe. En
  français, on saute fréquemment le pas, de même, pour les numéros
  d’arrondissements (14e arrondissement ne choque personne,
  semble-t-il), les numéros des universités (il est intéressant de
  remarquer comment certaines ont revendiqué le chiffre arabe, à la
  différence d’autres), et même les numéros d’actes de pièces de théâtre
  (bien que l’«acte IV, sc. 2» tienne encore la corde, peut-être pour ne
  pas induire de confusion). Insensiblement, l’usage pousse en faveur de
  la numérotation arabe, et il serait vain de chercher à lutter contre
  le mouvement. L’argument d’une plus grande facilité de communication
  est-il d’ailleurs négligeable ? Chercher à se faire comprendre
  d’autrui est-il nécessairement une preuve d’inculture ? Dans un monde
  de brassage, de mélanges des usages, il est raisonnable de vouloir
  aplanir les obstacles et augmenter la force de la communication.


Symboles
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  Mais si l’usage a favorisé le passage aux chiffres arabes pour les
  siècles, il ne l’a pas fait, pour le moment, pour les noms (et pour
  les républiques, bien que la «6e République» se rencontre assez
  facilement – peut-être parce qu’elle n’existe pas encore ?).

  Ah, les noms. Assurément on ne peut nier que Louis XIV ait plus belle
  allure muni de ses grandes lettres grillagées que soumis à la triviale
  numérotation de nos adresses postales. Mais surtout, il s’agit d’un
  nom, et quel nom ! Tout ce qui touche aux noms, on le sait, est
  éminemment symbolique. Omet-on une lettre dans notre patronyme : nous
  sortons de nos gonds. Mais le nom des rois ! Ce n’est plus un nom,
  c’est une marque, et même une marque déposée, un emblème gravé qu’on
  ne saurait plus toucher. Ce nom suivi de cette forme étrange, venue du
  fond des âges, navigue tout seul sur l’océan de nos vicissitudes
  humaines. Il fait bloc. C’est une image, profondément ancrée dans
  notre mémoire collective. On comprend qu’on y soit attachés, et il ne
  s’agit plus d’une simple manière de compter. D’ailleurs, alors que
  l’usage a évolué pour les numéros des siècles, il ne l’a pas fait pour
  les rois, reines ou papes, même en anglais.

  Ces petits signes signalent peut-être une condition différente, une
  inscription singulière dans l’histoire qui nous protégerait. Quelle
  mélancolie si nous devions pour toujours abandonner ce symbole
  peut-être magique d’immortalité. Quelle tristesse si un jour plus
  personne ne savait déchiffrer les chiffres romains. Déchiffrer :
  s’agit-il bien de cela ? Etrange miroir que sont le langage et
  l’écriture : reflets à la fois de notre désir perpétuel de vivre avec
  nos semblables et de communiquer, et écran réfléchissant de tout ce
  que nous y projetons. Entre le symbole et l’usage, il nous faut
  perpétuellement choisir. Alors, les chiffres romains… Peut-être bien
  qu’un jour le dernier sera trouvé sur un cadran solaire ou une
  pendule…, vous savez, ces pendules arrêtées où l’aiguille pour
  toujours s’est immobilisée sur XII ?

par Gilles Siouffi, professeur en langue française à Sorbonne
université. Dernier ouvrage paru : «Une histoire de la phrase
française», Actes Sud, 2020.

Libération, le 26 mars 2021