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Message : Re: signes diacritiques

(Jacques Melot) - Jeudi 05 Février 1998
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Subject:    Re: signes diacritiques
Date:    Thu, 5 Feb 1998 13:16:41 +0000
From:    Jacques Melot <melot@xxxxxx>

 Le 3/02/98, à 8:06 +0000, nous recevions de Dominique PUNSOLA :

>     Jean-Pierre Lacroux écrit
>
>     >Tout à fait d'accord.
>     >Je ne reproche rien à l'anglais, pas même son charme typographique un
>     >peu rustique, mais le français est-il un idiome « très diacrité » ou
>     >« raisonnablement diacrité » ?
>     >Si l'on admet que l'on puisse reprocher quoi que ce soit à une
>     >langue, le reproche traditionnel adressé au français (distortion
>     >entre l'oral et l'écrit) serait sans doute plus fondé à l'encontre de
>     >l'anglais, en raison, précisément, de cette indigence graphique (qui
>     >par ailleurs est bien pratique, donc assez enviable...).
>     <Cordialement,
>     <Jean-Pierre Lacroux
>
>
>     Savez vous qu'il existe 3 langues dans le monde dont l'orthographe est
>     complètement aberrante (il y en a peu etre d'autres) : le francais,
>     l'anglais et le tibétain. Le bulgare par exemple (que je connais bien)
>     a une orthographe assez proche de la prononciation. Tous les 50 ans,
>     d'ailleurs, ils font une réforme de l'orthographe pour s'adapter à
>     l'évolution de la langue.
>     La grande invention de l'alphabet par rapport aux idéogrammes est que
>     l'on ne peut prononcer un idéogramme (chinois par exemple) que si on
>     le connait, alors que un mot écrit dans un alphabet peut etre prononce
>     meme par quelqu'un qui ne connait pas ce mot. En ce sens je dirais que
>     le francais (et l'anglais) commence à ressembler plus à des
>     ideogrammes.
>
>     Savez vous comment on prononce ghoti (en fait ce mot n'existe pas) en
>     anglais.
>     On le prononce FISH
>     gh = F comme dans tough
>     o = I comme dans women
>     ti = SH comme dans nation
>
>     Certes l'anglais n'est pas diacrité. Mais il utilise des mots
>     étrangers, dans son vocabulaire de base (de meme qu'il y a des mots
>     anglais en francais). Et quand il y a des diacrités, il faut bien les
>     écrire : vis à vis, idée fixe par exemple (et il doit y en avoir plein
>     d'autres). Il est donc faux de dire que les 128 premiers caractères de
>     l'ASCII suffisent à l'anglais.

   Cher Dominique,

   je vois que certains protestent contre le sujet traité en ce moment.
Pour ma part, je peux bien imaginer continuer la discussion dans
france_langue (mes messages sont d'ailleurs systématiquement envoyés aux
deux forums depuis hier), bien qu'elle ne soit pas entièrement déplacée
dans le présent forum, forum où la typographie est envisagée d'un point de
vue humaniste :  il est d'ailleurs manifeste que certaines personnes ne
comprennent pas entièrement certains points de typographie, par manque de
connaissance ou d'informations dans des domaines connexes. Le hors sujet
commence là où le lien avec la typographie est perdu ou artificiel. Ce
n'est pas le cas ici, du moins pour le moment. Une des questions
typographiques, relativement importante, traitée ici est de savoir si l'on
peut envisager de supprimer les signes diacritiques du français et quelle
liberté le typographe peut prendre avec ceux-ci. Tout thème réel déborde, à
la manière d'un iceberg, de ce qui semble être son domaine propre, sinon on
s'interdirait de traiter les aspects chimiques de la biologie, les aspects
physiques de la médecine, etc. En ce sens, le sujet pourrait être considéré
comme aussi déplacé dans france_langue.


   En ce qui concerne votre dernier paragraphe, j'y ai répondu en partie
hier (« Re: Ligature(s) »). Les Anglais comme les Français, pour ne prendre
qu'eux, utilisent dans leur langues des mots ou expressions étrangers, bien
reconnaissables comme tels. Pour prendre un autre exemple, « déjà vu »,
comme « idée fixe », utilisé dans un texte anglais est et reste du
français :  les anglophones qui écrivent de manière soignée s'efforcent de
l'écrire convenablement, c'est-à-dire comme on le ferait en français, en
reproduisant scrupuleusement les accents. S'il s'agit d'un texte imprimé,
ces mots doivent être mis en italique, de même qu'en français, « vice
versa » ou « a priori » devraient l'être toujours. Je ne vois pas ce qu'il
y a de difficile à accepter dans tout cela.
   Certains mots empruntés peuvent être francisés et, une fois naturalisés,
ils disposent des mêmes droits que les autres :  ils peuvent fournir
d'autres mots par dérivation, on peut les conjuguer ou les mettre au
pluriel, etc. Par exemple, si vous écrivez « des géraniums » c'est du
français, si vous écrivez « des gerania », vous utilisez le mot latin
« geranium » et le mettez au pluriel dans le système de la langue latine.
Là encore, il y a belle lurette que le mot « geranium » (latin botanique ;
à l'époque classique on utilisait une translitération du grec,
« geranion »), a été francisé en « géranium » (si ma mémoire ne me trahit
pas, dans une traduction de Pline en français, par Antoine Du Pinet,
imprimée à Lyon en 1542, avec un beau colophon, in calcem).


   C'est peut-être beaucoup s'engager que de dire « il existe 3 langues
dans le monde dont l'orthographe est complètement aberrante », même si,
assez curieusement d'ailleurs, vous nuancez cette affirmation ensuite. Pour
ne prendre que le français, l'orthographe n'est aberrante qu'en apparence.
En fait tout relève d'une logique plus complexe qu'il n'y paraît au premier
abord. Si vous considérez la langue d'un point de vue diachronique,
beaucoup s'explique. Il y a, c'est vrai, un résidu qui ne relève pas
directement de la linguistique (comme le h de huile). Eh bien !  on peut
s'en accommoder, le cerveau humain peut facilement absorber cette
difficulté. L'histoire  - passionnante ! -  de la langue fournit d'ailleurs
un excellent moyen de mémoriser toutes ses anomalies, et quand bien même
nous ne le pourrions pas, peu importe ;  on peut alors se faire à l'idée
que la langue est une sorte d'immense forêt où en se promenant on découvre
toujours quelque chose de nouveau et qu'il serait bien triste qu'il en soit
autrement.


   En ce qui concerne la prononciation qui colle à l'écrit, c'est encore un
autre problème. Certaines langues se prononcent comme elles s'écrivent
(islandais, allemand), d'autres, dans une large mesure, non (anglais,
français).

   En islandais, la fidélité de prononciation est poussé à l'extrême et
c'est bien la seule langue que je connaisse où l'on estime utile d'avoir
trois consonnes identiques de suite, comme dans « þátttaka » (participer).
   Le mot « þáttr » a plus ou moins le sens du latin « articulus » et
s'applique à une partie régulièrement répétée constituant un tout, donc
signifie en particulier « part » ; « taka » est le verbe « prendre »,
« taka þátt » signifie « prendre part » (þáttr, à l'acc. devient þátt),
d'où le verbe en un mot « þátttaka » (participer). La prononciation de
« þátt » est très différente de ce que serait celle de « þát » (on entend
les deux t ;  en pratique cela se traduit par un allongement du t qui se
termine sur un blocage de la respiration, analogue à ce que serait un h
aspiré en fin de mot). Lorsqu'en islandais on prononce « þátttaka », on
entend les deux t, prononcés comme je viens de le décrire, suivi du t de
« taka » après l'arrêt dû au pseudo h aspiré de la fin de « þátt ».
   Il en résulte que les Islandais ne commettent guère de fautes
d'orthographe au point qu'un correcteur électronique de l'islandais est
généralement considéré par eux comme un accessoire inutile (il en existe
pourtant un). La seule difficulté vient du « y », lequel est prononcé
exactement comme le « i » (contrairement à l'allemand, au norvégien et au
suédois, où le « y » est rendu par un son situé entre le « i » et le « u »,
sous l'influence du grec ancien. En suédois, par exemple, la prononciation
du mot « rynka » peu s'avérer scabreuses ;  ce mot signifie « froncer »
mais si l'on prononce le « y » trop proche du « u » cela est compris comme
« runka », c'est-à-dire « branler », qui en suédois, comme en français,
peut avoir une sens vulgaire).

   Ensuite, il peut y avoir isomorphie entre l'écrit et le parlé, mais
suivant des règles différentes d'une partie de l'aire d'usage d'une langue
à l'autre. Par exemple, en Norvège, du fait de l'isolement dû au relief, la
prononciation varie considérablement d'une partie du pays à l'autre, d'un
fjord à l'autre même (le parlé des habitants de certains fjords est encore
voisin de l'islandais, c'est-à-dire très archaïque). Pourtant, à un endroit
précis donné, il y a isomorphie (raisonnable) entre l'écrit et le parlé
(mais l'exemple de la Norvège est spécialement touffu et je l'ai
simplifié). On note d'ailleurs la même chose en France, suivant les régions.
   Il vient alors à l'esprit que plus on exige que l'écrit reflète la
prononciation effective et plus il va falloir favoriser une forme de
prononciation au dépens des autres. Ceci n'est guère conforme à la tendance
actuelle de décentralisation, de démocratisation et de pluralité (une
tendance qui n'est pas présente chez tous !). En revanche, un peu de
« mou » sur le lien entre l'écrit et le parlé permet d'avoir une langue
écrite qui vaut pour tous. Donc méfions nous du bon mouvement qui pousse à
vouloir mettre l'écrit en accord avec « la » prononciation.

   La suppression totale des signes diacritiques serait sans doute aller
trop loin (pensez aux terminaisons des formes conjuguées, etc.) et
communiquerait au français une des caractéristiques de l'anglais qui est
source de difficultés dans la communication internationale :  la nécessité
d'une complicité linguistique particulièrement prononcée, complicité qui ne
peut guère s'acquérir que par un contact intense, lequel nécessite en
pratique un séjour prolongé dans un pays anglophone. C'est vrai de toute
langue, mais à des degrés divers. L'anglais est une langue faussement
simple ou facile. Pour la même raison et pour d'autres, le français n'est
pas simple non plus. N'allons pas le compliquer à plaisir.

   Salutations amicales,

Jacques Melot, Reykjavík
melot@xxxxxx