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Message : Re: [typo] cochin et clarendon

(Olivier Randier) - Vendredi 02 Juillet 2004
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Subject:    Re: [typo] cochin et clarendon
Date:    Fri, 2 Jul 2004 22:32:20 +0200
From:    Olivier Randier <olivier.randier@xxxxxxx>

 > De : Olivier Randier <olivier.randier@xxxxxxx>
 Répondre à : typographie@xxxxxxxxxxxxxxx
 Date : Thu, 1 Jul 2004 02:29:58 +0200
 À : typographie@xxxxxxxxxxxxxxx
 Objet : Re: [typo] cochin et clarendon

 Dit comme ça, ça prête à confusion...

 Ça prête à confusion dans le texte de Tschichold aussi... Il parle de
 schwabacher comme demi-gras, puis de son remplacement par le gothique
 interlettré puis le romain interlettré comme substitut de l'italique.
 > Pourquoi on passe du demi-gras à l'italique ?... Peut-être la
 > traduction ?

Tshichold, dans son contexte de publication d'origine, parlait à des gens
(les lecteurs allemands férus de typo) pour qui tout ça allait de soi. Mais
ce qui allait sans dire pour le lecteur allemand ne va plus sans dire (la
preuve !) hors de ce contexte historico-culturel spécifique. D'où la
nécessité de préciser - qui, en l'occurrence, aurait dû, en bonne rigueur,
incomber au *traducteur* (et je parle ici en praticien de cet art
occulte...;), dont c'est aussi le rôle que de pallier ce type d'opacité à
l'étranger...

On est d'accord là-dessus. Il est en effet parfois nécessaire de reconstituer le contexte culturel ou technologique pour comprendre ce qu'a voulu dire Tschichold.

Quant à la valse-hésiattion entre demi)gras et ital., ça se
comprend si on sait que le Schwabacher, tout en jouant en typo Fraktur un
rôle homologue (en partie : voir ci-dessous) de l'ital. en typo Antiqua, est
un caractère plus "noir" que le Fraktur (au sens strict : voir ci-dessous).

Oui, c'est ce que j'avais compris.

 > Je ne comprends pas : d'un côté, vous dîtes que la Fraktur est le nom
 générique, de l'autre, vous distinguez Fraktur, Gotisch, Rundgotisch
 et Schwabacher comme des catégories distinctes d'un ensemble (que
 vous appelez comment ?)
 Je ne suis pas sûr que le lecteur s'y retrouve mieux.
 Personnellement, il me paraît raisonnable de parler de gothiques au
 sens général (le seul connu par le lecteur français moyen) et de
 préciser textura, Fraktur, Schwabacher, rotunda. C'est la
 > terminologie de Mediavilla, par exemple.

J'ai voulu faire vite. Ce que le français nomme paresseusement "gothique"
renvoie en fait à des types divers de caractères, bien différenciés en typo
allemande. Pour l'ensemble de ces caractères, on parle, en termminologie
germanophone rigoureuse, de "lettres allemandes" (deutsche Buchstaben), ou
d'"écriture brisée" (gebrochene Schrift), par référence au ductus de ces
lettres. C'est cette dernière appellation que reprend la norme allemande DIN
16518, qui codifie la classification des caractères. Je passe rapidement sur
l'ouvrage désastreux (je pèse mes mots... mais il est vrai qu'au pays des
aveugles, les borgnes hémiplégiques sont rois) de Mediavilla, qui ne va tout
de même pas dicter la terminologie, parfaitement établie et codifiée, de la
typo allemande !

D'autant que ce que le français nomme "gothique" évoque en fait une typo se
rapprochant beaucoup plus de la "black letter" anglaise que du Gotisch
allemand - et aux antipodes du Fraktur ! On empile alors le non-sens sur le
contresens...

Ce que le français nomme « gothique » se résume en effet bien souvent à l'enseigne de sa boulangerie ou de sa charcuterie, souvent en Old English.

Mais le français identifie comme « gothique » aussi bien une textura, une schwabacher qu'une batarde bourguignone. Le terme est beaucoup plus générique en français et désigne l'ensemble des écritures européennes d'une période donnée, qui ont un certain nombre de caractéristiques communes, même si elles sont dans le détail très différentes. Que le terme « gothique » soit inadapté à la description des écritures allemandes, notamment à cause de l'interférence avec les termes Gotisch et gotique, j'en conviens aisément, mais Mediavilla s'adresse à un public francophone, pour lequel ces interférences n'existent pas, et pour traiter des écritures européennes, pour lesquelles le recours à une terminologie strictement allemande me semblerait tout aussi inadapté. Ou quel terme auriez-vous voulu qu'il employât ?

Précisons :

On distingue 4 grandes familles, grosso modo dans l'ordre historique de leur
apparition : Gotisch (gothique textura), Rundgotisch (gothique rotunda),
Schwabacher (gothique bastarda), et Fraktur.

Mediavilla ne dit pas autre chose.

>> On sait que c'est à Hitler qu'on doit la victoire de l'école moderniste sur
 l'école traditionnaliste (subitement traitée d'"enjuivée" en 1941...).

 Il me semblait que le décret était de Goebbels, plus précisément, non ?
 Peut-on d'ailleurs en trouver la traduction quelque part, ainsi que
 la première composition, qui aurait été faite en Fraktur ?...
 On avait eu ici la copie de départ, mais je ne lis pas l'allemand,
 même en Antiqua.
 En tout cas, le III° Reich abandonne alors la Fraktur, spécifiquement
 allemande mais peu exportable, pour les nouvelles linéales (issues
 notamment du Bauhaus « dégénéré »), dont le caractère simplificateur
 et globalisant sert mieux la propagande totalitaire (celle du nazisme
 comme celle de l'U.R.S.S. de Staline). Je serais donc intéressé à
 savoir si Goebbels parle d'Antiqua ou plus spécifiquement de linéales.
 --

Plus exactement, le décret était signé de Martin Bormann. Goebbels voyait ça
de loin. Pour Bormann et ceux qui l'ont inspiré, c'est toute la tradition
des lettres allemandes qui était enjuivée : d'où la référence aux
"schwabache Judenlettern" (sic) dans le décret. De ce fait, le décret impose
le passage immédiat et général à la typo Antiqua - au sens large, donc, sans
entrer dans le détail des linéales (Grotesk) ou non.



Maintenant, croire que Bormann a pu décréter ça sans s'assurer de l'aval de Hitler...

Bien sûr, il s'agissait juste de préciser. Et, comme vous dites, Hitler et Boebbels voyait ça de loin.

Quant à la question de l'exportabilité, ou non, de cette forme de typo, on
peut penser que c'était vraiment le cadet des préoccupations d'un Bormann,
en ce tout début de 1941, alors que l'Allemagne tout entière semblait faire
un tabac à l'exportation... Ça me paraît une justification a posteriori
qu'on a tenté d'apporter pour donner un "sens" à une décision parfaitement
idéologique, et aucunement économique (et encore moins issue d'un souci de
ménager les susceptibilités des peuples nouvellement assujettis - pour mille
ans !).

Je ne pensais pas à une justification économique ni, évidemment, à un souci de ménager qui que ce soit. D'après ce que j'avais compris, les Allemands avaient d'abord tenté d'imposer leur écriture un peu partout, mais s'étant finalement rendu compte que les peuples conquis ne comprenaient pas les affiches de propagande et décrets en Fraktur, avaient décidé d'opter pour l'Antiqua, justifiant leur décision par l'« enjuivement » de la Fraktur. Il s'agirait donc effectivement d'une justification a posteriori d'une décision purement idéologique.

Décret paru sous en-tête du NSDAP (le parti nazi), elle-même impeccablement
Fraktur ! Le texte lui-même était dactylographié, sur le document d'origine.
C'est en effet moi qui avait donné la référence internet, il y a peu plus
d'un an...

Si vous pouviez la redonner, je ne suis pas sûr d'avoir encore le fichier...

Quant à la propagande totalitaire du camarade Staline, on ne voit pas
qu'elle ait abandonné le cyrillique pour autant. Ce qui est un obstacle
pourtant encre plus grand, sans doute, que le Fraktur.

Je n'ai pas dit que l'URSS avait abandonné le cyrillique, ce qui serait évidemment une contre-vérité historique. Par contre, la propagande stalinienne, comme celle des nazis après 1941, a fait abondamment usage des linéales, sous couvert de modernité. Le succès des linéales coincide avec la montée en puissance d'idéologies prétendant à s'imposer au monde entier (y compris du côté capitaliste, d'ailleurs).

En tout état de cause, vous l'avouez vous-même, même en Antiqua, vous n'en comprenez pas mieux l'allemand qu'en Fraktur. Vous voyez la fragilité de l'argumentation !
D'autant que, ainsi que je l'ai rappelé, la typo allemande, même en
tradition Fraktur, a *toujours usé exclusivement de la typo Antiqua pour les
langues étrangères*, qui ne devaient jamais être saisies en "lettres
allemandes" !

Êtes-vous certain de cela pour l'époque considérée ? Et pour la propagande à l'étranger ?

D'où la vanité de croire que ça serait "pour mieux se faire comprendre à
l'étranger" que Bormann aurait décrété que la typo *de l'allemand* devait
passer à l'Antiqua.

Je suis d'accord sur la raison idéologique, mais, si ce n'est pas pour mieux imposer ses décisions à l'étranger, pourquoi ?

Quant au caractère "simplificateur et globalisant" de la typo issue du
Bauhaus... disons que j'en doute fortement. Même si on est rationaliste
(mais le Bauhaus était-il rationaliste ? Dans son ensemble, certainement
pas. Ou alors d'une façon bien spécifique, et parcellaire.) Mais regardez
donc les affiches de propagande allemandes des années 1920 et 1930. On voit
des affiches communistes en Fraktur, et des affiches nazies en Grotesk... et
vice-versa, bien sûr.

Évidemment, on ne modifie pas les habitudes des imprimeurs, même de façon autoritaire, du jour au lendemain.

Quant aux affiches de propagande officielles de la fin
des années 30, elles affectionnaient un type de caractère Rundgotisch
moderniste non moins "simplificateur et globalisant" (la Tannenberg, en
particulier). On a pu voir des formes de Fraktur hyper-géométriques...
(Aufstand, par exemple). Vous en trouverez chez Monotype.

Mandel fait remarquer que les linéales, notamment les étroites, doivent autant sinon plus aux gothiques qu'à l'héritage grec.
--
Olivier Randier