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Message : Re: Venezuela, Taiwan, Viet Nam...

(Bourgeat Yann) - Mercredi 07 Janvier 1998
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Subject:    Re: Venezuela, Taiwan, Viet Nam...
Date:    Wed, 07 Jan 1998 01:05:50 +0100
From:    Bourgeat Yann <bourgey8@xxxxxxxxxx>

Jacques Melot wrote:
> 
> ===================================
> F-L : 333/02/97 La preservation de l'usage linguistique
> 
>           Le langage. Une apologie de l¹usage courant,
>           ou... les nouvelles « précieuses ridicules », EXTRAITS
> 
>    Depuis longtemps sensibilisé à ces question, je remarque, ces
> derniers temps, un nombre accru de tentatives de modification de 
> l'usage courant au profit d'un usage nouveau - présumé préférable -
> dans tous les domaines où le langage intervient.
>    Certains, par exemple, ne tentent-ils pas de nous imposer la
> nouvelle transcription « Beijing » en remplacement de ce que nous
> appelons depuis des siècles « Pékin » ? 
> D'ailleurs, en chinois, « France » se dit « faguo » ; ira-t-on
> jusqu'à suggérer aux Chinois de remplacer ce mot par un autre plus
> conforme à la prononciation du français ?

Le cas du chinois est particulier. N'oubliez pas qu'il ne s'agit pas
d'une langue phonétique. Les caractères chinois sont des idéogrammes :
il est impossible d'en connaître a priori la prononciation. C'est ce qui
explique les nombreuses variations de la prononciation chinoise dans le
temps, et la permanence des dialectes régionaux alors que l'écriture est
depuis des millénaires parfaitement unifiée. (Je caricature un peu,
puisque les spécialistes parlent d'idéophonogrammes (excusez du peu !)
pour toute une classe de caractères comportant étymologiquement une clé
pour le sens et l'autre pour la prononciation. Mais passons.)

La transcription phonétique de termes d'origine étrangère, alors qu'elle
semble légitime en français, pose donc le problème d'être peu
compréhensible en Chinois : elle consiste à détourner des caractères
pour n'en retenir que la prononciation et non le sens. Pour un Chinois,
c'est obscur : habitué à lire des idées, il tombe sur une suite de
caractères qu'il ne peut comprendre qu'à partir de leur image sonore.
Imaginez que vous lisiez en français Taille-sonne : vous mettriez un
certain temps avant d'y voir le nom d'un célèbre boxeur (on peut
certainement trouver des exemples plus probants). 

C'est pourquoi, si la méthode a eu son heure de gloire, désormais les
chinois sinnisent. Avec leur grand art du compromis, ils ont trouvé des
transcriptions parfois amusantes :
Faguo (phonétiquement proche de "France") : pays des lois
Meiguo (l'Amérique) : le beau pays

et plus récemment :
Bu Gaoshan (votre serviteur) : celui qui monte sur les montagnes
Dai Gaole (devinez...) : le grand joyeux ! (extraordinaire, non ?)

Mais toujours : Yidali, qui ne signifie rien.

>    D'ailleurs, une fois que nous aurions adopté « Beijing » à la place
> de « Pékin », encore faudra-t-il pouvoir prononcer ce mot, car le 
> « j » qu'on y utilise n'est pas le notre mais celui d'un autre système
> phonétique différent dans lequel il équivaut à notre « -ille » dans 
> « fille ». Dans ce cas la transcription à utiliser en français devrait
> être « Beiïng »

Je ne crois pas. Je parle un peu le chinois, et j'ai passé six semaines
en Chine. La prononciation serait plutôt « Beille t-h-inngue » (h plus
aspiré qu'à l'allemande), avec un ton descendant sur la première
syllabe, puis montant. Mais ça ne change rien à votre propos : une
transcription phonétique est toujours approximative, et mieux vaut
préférer l'usage de terme francisés. D'ailleurs, les sinophones
eux-mêmes utilisent « Pékin ». Contrairement aux snobs qui prétendent
mieux respecter les volontés chinoises, ils savent la valeur du Pinyin.

Le Pinyin a été conçu dans les années cinquante en Chine populaire non
seulement pour transcrire phonétiquement les caractères, mais surtout
dans le terrible dessein de les remplacer ! Cinquante mille caractères,
l'art de la calligraphie, une civilisation de cinq millénaires fondée
sur l'écrit allaient être sacrifiés sur l'autel de la généreuse
idéologie communiste chinoise, prônant l'alphabétisme pour tous.
Heureusement, le pragmatisme l'a emporté. (Et je crois que les centaines
de millions d'étudiants chinois peuvent s'en mordre les doigts. Avant le
bac, ils n'apprennent qu'à écrire.) De nos jours, on constate même un
retour aux tracés traditionnels datant d'avant la simplification
communiste. Les caractères chics sont importés de Taiwan, qui lui n'a
jamais suivi les errements de la démocratisation de la culture, Dieu
merci (je plaisante).

Le Pinyin n'est plus considéré que comme une norme utile aux étrangers
pour tous les termes chinois (géographiques en particuliers) qui n'ont
pas de traduction en langue locale.
 
> Même si la variante « cancerogène » peut être préférable d'un point
> de vue linguistique ou pour toute autre raison - elle est recommandée
> par l'Académie des Sciences, précise le Petit Robert - il est trop
> tard pour changer. S'engager dans cette voie mènerait, si l'on
> procédait systématiquement et avec esprit de suite, à un état de
> confusion indescriptible en conduisant à une foule de changements
> basés sur une approche intellectuelle, changements qui, en raison même
> de la nature de cette approche, n'auraient aucune chance d'être
> assimilés en totalité par le public et, fait non négligeable, ne
> contribueraient qu'à stigmatiser la « fracture sociale » en menant, en
> quelque sorte, à une pratique linguistique « à deux vitesses ».

Vous allez un peu loin, et vous simplifiez trop le problème. L'usage ne
doit primer que s'il est « le bon » (clin d'oeil au titre de la célèbre
grammaire française de Maurice Grevisse). Combien de nos concitoyens
disent « solutionner » ou « promotionner » à la place de « résoudre » et
de « promouvoir » ? Combien abusent des anglicismes ? L'usage doit-il
toujours primer ? Evidemment non. 

C'est toute la fonction de l'Académie Française et de son dictionnaire
que de déterminer les règles du bon français, là où d'autres
dictionnaires ne font qu'exposer l'usage, sans jugement de valeur. Notez
que je ne reproche rien au petit Larousse, il remplit simplement un rôle
différent du dictionnaire de l'Académie. En ce sens, ce n'est pas parce
qu'un mot est dans le Larousse ou le Robert qu'il est légitime de
l'utiliser en bon français.

Si on recommande « cancérogène » à la place de « cancérigène », malgré
ma répugnance à admettre une autorité quelconque sur quelque chose
d'aussi intime que le langage, je ne vois pas pourquoi je ne m'y
conformerais pas. De même pour cédérom, ou doigt à la place de doi, si
vous me permettez de faire référence à la dernière grande réforme de
l'orthographe française, retrouvant les racines du haut latin.

Quant à vos craintes sur la « fracture sociale » créée par une 
« pratique linguistique à deux vitesses », je veux croire que c'est de
l'humour. Les incultes parlent moins bien que les gens cultivés, c'est
assez inévitable. Il appert que peu leur chaut, après tout, de ne pas
savoir qu'ils eussent pu gésir plutôt qu'être couchés, avant de
s'endormir.

Bonsoir.
-- 
Yann Bourgeat,   http://www.cti.ecp.fr/~bourgey8
***            Musica super omnia            ***