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Message : l'insoutenable légèreté des lettres

(Caroline Leduc) - Mardi 28 Juillet 1998
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Subject:    l'insoutenable légèreté des lettres
Date:    Tue, 28 Jul 1998 04:36:24 +0200
From:    Caroline Leduc <carolineleduc@xxxxxx>

>Olivier randier a écrit:
>Des didones étroites ? Vous écrivez des ouvrages sur le Droit ?

Mais non  mais non,  Monsieur Randier, je n'écris pas des ouvrages de droit.
Des fictions, des essais, des critiques.  je ne sais pas si ça intéresse
vraiment cette liste (ce serait un peu hors-sujet) , mais si le coeur vous en
dit, je pourrai vous envoyer des textes.

Nombre d'entre vous se demandent bien ce que j'entends par "un accord de sens"
entre typographie et texte. Pour un écrivain, la question est -disons-
figurative; la lettre jouant le jeu d'accompagnateur visuel, et, sans
redondance loufoque (de type calligrammatique, ou des conneries comme ça) elle
doit, au moins, ne pas contredire l'ambition d'un texte, ses propriétés
émotionnelles ou intellectuelles. L'abus n'est pas loin, et il a fallu
attendre dix ans pour que, par exemple, Sollers renonce enfin à cette italique
continue pour "Paradis". Il avait tout simplement abusé de la fluidité
analogique du récit à la lettre: mais l'enjeu du roman, dépourvu de toute
ponctuation, était bien de permettre à chaque lecteur de lui imposer son
souffle, sa respiration, pour faire corps avec le récit. Cependant, si
"l'idée" (et c'était là pure abstraction) était juste comme serait juste la
comparaison de l'italique avec l'herbe couchée par le vent (voir la maquette
de "Cairn", de Claude Dehêtre, dans La Parole Vaine N°4 par exemple), la
réalité de la lecture, elle, était toute autre: un cauchemar d'illisibilité,
c'est à dire une parfaite antinomie du projet. Mais, récemment, une revue
Rennaise -l'Oeil Electrique- a publié un de mes textes en lineales. C'est une
revue "branchée", et l'aspect censé être hyper lisible des linéales l'emporte
très souvent dans ce genre de magazines (je ne parle même pas de ces typos
endommagées, corrodées ou baveuses qui -si elles ont eu leur charme au début-
sont devenues la plaie obligatoire de toutes les manchettes). Or ce texte, par
sa gravité (il traitait du développement des metastases venant à bout d'une
vieille femme) , imposait une graphie à la fois aride (pour contrecarrer le
risque de tremolos), classique (le coeur du texte battait dans une mémoire
presque éteinte) et d'une stabilité hésitante... A mon avis, une Garamond
aurait bien mieux fait l'affaire...
Alain hurtig se demande légitimement ce que j'entendrais par 'sens de la
typo'. Ne pas reconnaître que les familles typographiques ont des propriétés
évocatives, sensuelles ou intellectuelles propres serait les imaginer neutres.
J'en doute. Si je me souviens bien, les caractères de Firmin Didot retouchés
par Vibert, se développent après la révolution: la haine des révolutionnaires
pour le lyrisme et l'individualisme baroque n'est-elle pas clairement lisible
dans cette famille?(arrêtez moi si je dis des conneries tout de même). La
question, effectivement, serait de savoir si en dehors des caractères
historiques de leur genèse, on pourrait dégager des propriétés inhérentes aux
typographies... Difficile, dans ce cas, de ne pas avoir recours aux méthodes
des analystes de l'image ou des sémioticiens...

Vous évoquez d'ailleurs, dans cette liste, la main mise par l'analyse purement
'graphique' et son vocabulaire sur la typographie; rien d'étonnant à cela
lorsqu'on tripote un peu l'histoire de l'Art et qu'on observe combien les
peintres et les graphistes ont abusé de la lettre comme module plastique. On
peut imaginer là-dedans une revanche de l'art sur un langage dont il supporte
mal l'assujettissement dans lequel il le tient : en effet, si la littérature
souffre -mais à mon avis c'est plutôt un avantage- de devoir se tenir au
medium le moins sauvage de tous (la "langue d'usage" a toujours raison), les
autres arts -tôt ou tard- ont à se soumettre au commentaire: l'illusion d'un
esperanto artistique est toujours contredit par la nécessité de retrouver dans
l'analyse un guide vers les oeuvres.

Merci en tout cas pour vos réponses très précieuses, bibliographies et
éclaircissements. Merci surtout à Jean Fontaine qui a pris le soin de me
décortiquer les principales classifications. Je continue à vous lire avec
appétit.

A Bientôt

P.S. : Qu'est-ce que c'est que ce "principe de Lacroux" dont vous parlez assez
souvent?