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Message : Re: l'insoutenable légèreté des lettres

(Alain Hurtig) - Mardi 28 Juillet 1998
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Subject:    Re: l'insoutenable légèreté des lettres
Date:    Tue, 28 Jul 1998 07:28:01 +0200
From:    Alain Hurtig <alain.hurtig@xxxxxx>

At 4:36 +0200 28/07/98, Caroline Leduc wrote:
[Des tas de choses très passionnantes : tout y est à lire...]

>Ne pas reconnaître que les familles typographiques ont des propriétés
>évocatives, sensuelles ou intellectuelles propres serait les imaginer neutres.
>
Mais c'est exactement ce que je pense ! C'est pourquoi je pense aussi que
Jean-Pierre Lacroux à tort : une classification _doit_ tenir compte de
l'ensemble de ces propriétés, y compris des connotations historiques.
Sinon, elle est inutilisable, car parcellaire. Ça n'en fait pas un « manuel
de style », bien sûr, et ne donne aucune garantie de bon goût : ça évite
des fautes à ceux qui sont formés et qui aiment ce travail - c'est déjà ça,
non ?

Que la tâche soit insurmontable, j'en conviens : la preuve en est de
l'insatisfaction qu'on ressent à parcourir la classification Vox. Disons
alors que c'est le but vers lequel doit tendre une bonne classif'...

>par Vibert, se développent après la révolution: la haine des révolutionnaires
>pour le lyrisme et l'individualisme baroque n'est-elle pas clairement lisible
>dans cette famille?(arrêtez moi si je dis des conneries tout de même).
>
Ça me semble plus compliqué que ça, parce que le Didot (et les didones en
général, mais les Bodoni sont plus musicaux, plus souples et harmonieux,
plus « jolis » - ce n'est pas un reproche !) est à la fois la police de
caractères de la Révolution (renversement de l'ordre établi, lyrisme
échevelé des textes du temps) et de la répression (affiches de la Terreur),
de l'ordre moral, de la réaction (le Code civil napoléonien) et de
l'individualisme romantique. C'est _le_ caractère de la révolution
politique et morale de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, ce
tremblement de terre qui change tout.

Et, comme un fait exprès, le Didot change lui aussi tout dans la
typographie : c'est le premier caractère qui s'affranchit du souvenir de la
main, de l'écriture manuscrite - c'est le triomphe de la mécanisation. Le
miracle est qu'il soit si souple d'utilisation !

Sa fausse neutralité, qui cache une grande force de conviction, son
apparente rigidité, qui n'est que vertu de simplicité et d'anonymat, en
font, en effet, une police hautement idéologique : un Manifeste pour
l'écrit et la pensée (Les adorateurs des garaldes molassonnes : pas taper,
merci :-))).

>peut imaginer là-dedans une revanche de l'art sur un langage dont il supporte
>mal l'assujettissement dans lequel il le tient :
>
Très pragmatiquement, je crois plutôt à l'assujetissement de tout par la
publicité, par la représentation. Le langage des « arts graphiques » (je ne
parle pas des authentiques artistes), c'est la réduction de tout à la vente
de la marchandise : une entreprise « totalitaire », pour employer des
grands mots.

Alors, et même quand on ne vient pas de ce milieu, on « dessine des
titres », par contamination de langage et ignorance (volontaire ou pas, en
l'occurence je sais que c'était volontaire) de la typographie - celle-ci
fût-elle appliquée au Web - nb : j'aime beaucoup le Triplex, à part ça...

>en effet, si la littérature
>souffre -mais à mon avis c'est plutôt un avantage- de devoir se tenir au
>medium le moins sauvage de tous
>
Ce serait intéressant que vous expliquiez quelle est votre marge de
manoeuvre pour le choix de la typographie de vos textes. Vous avez évoqué
une revue qui a visiblement fait une erreur de jugement. Qu'en est-il du
reste ?

>Merci en tout cas pour vos réponses très précieuses, bibliographies et
>éclaircissements.
>
Merci à vous, parce que vous apportez un souffle d'air typographique et une
hauteur de vue dont la liste manquait depuis un moment.

>P.S. : Qu'est-ce que c'est que ce "principe de Lacroux" dont vous parlez assez
>souvent?
>
Un élément du folklore de la liste.

Jean-Pierre, un des piliers de ces lieux, et dont la mauvaise foi
proverbiale n'égale que celle de ses contradicteurs :-), a osé me prétendre
un jour qu'une police adaptée, un bel empagement, etc., ne pouvait pas
« sauver » ni même réhausser un mauvais texte, et qu'à l'inverse on ne
pouvait pas bousiller un chef d'oeuvre avec une typographie et une mise en
pages dégueulasse.

C'est l'absurde « principe de Lacroux », évidemment résumé ici de façon
caricaturale (on me reconnaîtra bien là ;-)).

S'en est suivi un débat au couteau, entre les défenseurs du noble art d'un
côté (Thierry Bouche, Olivier Randier et moi-même) et leur contempteur
Lacroux (bien seul, le pauvret, même s'il a trouvé sur le tard quelques
épigones !). Thieery, furieux que le match se soit terminé sans vainqueur,
y fait allusion de temps en temps. Quand moi, dans ma vertu outragée, je ne
désepère pas de prendre ma revanche un de ces jours. Olivier reprend des
forces...

Voilà : c'est juste un gag, en somme, un clin d'oeil parce qu'on s'aime
bien et qu'on aime bien s'engueuler, et à la fois un débat de fond
extrêmement sérieux et important.

Alain Hurtig                                         mailto:alain.hurtig@xxxxxx
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N'est-il pas curieux qu'un être aussi vaste que la baleine voie le monde à
travers un oeil si petit et qu'elle entende le tonnerre avec une oreille
plus menue que celle d'un lièvre ?
   Herman Melville, _Moby Dick_.