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Message : Re: ligatures (etait : Pangramme)

(Olivier RANDIER) - Vendredi 19 Mai 2000
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Subject:    Re: ligatures (etait : Pangramme)
Date:    Fri, 19 May 2000 03:34:13 +0200
From:    Olivier RANDIER <orandier@xxxxxxxxxxx>

>Jacques Andre a écrit :
>
>> Je pense que l'emploi de mots appropriés éviterait les disgressions et
>> ambiguïtés de nos discours) ... p.ex.
>> -  digrammes (pour oe)
>« Digrammes soudés », ou « liés », ou « ligaturés », parce que... le
>français regorge de digrammes « tout court »  (ai, au, an, ch, en, eu, oi,
>ou, on, ph, etc.), et ils n'ont pas de spécificité typographique.
>------------------------------------------------------------------
Oui, digramme seul me gène aussi pour oe, parce que, pour moi, un digramme,
c'est plutôt deux objets distincts rassemblés en un seul caractère (par
exemple, toutes les lettres accentuées sont des digrammes).
J'ai tendance à parler de « lettre ligaturée », même si c'est un peu
tautologique, pour oe, pour bien indiquer qu'il s'agit d'une lettre à part
entière de la langue.

>Pourquoi ne pas rester fidèle à ton excellente classification ?
>Ligatures linguistiques (ou digrammes soudés) : oe, OE, ae, AE.
>Ligatures techniques : ff, fi, fl, ffi, ffl, etc.
>Ligatures esthétiques (façon de parler...) : ct, st, etc.

Oui, c'est le plus simple. Et, dans un contexte plus vaste, on peut
rajouter les ligatures contextuelles (arabe, etc.).

>Plutôt que de se fatiguer à le ménager [le f], on ferait mieux de redresser
>sa tronche de feignasse... Quant aux minauderies « esthétiques »... mes chers
>camarades... la tentation de REtrouver les racines calligraphiques de la
>typographie me gonfle énormément... J'ai comme qui dirait une sorte de
>blocage idéologique...)

Sur la question des solutions techniques pour « redresser le f », j'ai
répondu ailleurs. Sur le fond, je dirais que je suis un peu d'accord avec
toi. Une fonte, surtout une fonte de labeur, est un compromis raisonné
entre des nécessités techniques, une conception esthétique, et une
tradition. La typographie, même si elle repose sur la calligraphie, en est
bien distincte. Toutes les tentatives pour se rapprocher exagérément de
cette dernière ne donnent pas de résultat satisfaisant, du point de vue du
labeur. Un empattement, ce n'est pas l'imitation du trait de calame ou de
plume, voire du coup de burin, qui finit un fût. C'est un objet
géométrique, dont la conception peut varier, mais dont l'objectif essentiel
est d'assurer l'assise du signe.
Je ne peux résister à l'envie de citer ici ce que dit P. Jannet, dans la
présentation du _Spécimen des nouveaux caractères destinés à l'impression
de la Bibliothèque elzevirienne_* (1856, réédition 1999 à 200 ex., par les
éditions des Cendres, 48 F à la Hune) :
« Dans les caractères anciens, l'oeil est petit et large, les queues sont
longues, le plein est un peu maigre, les déliés sont un peu gros, l'obit
est court et forme un talus montant de gauche à droite, l'empattement est
court et nourri. De tout cela résulte un caractère solide, résistant à de
nombreux tirages, dont chaque lettre se détache parfaitement, dont tous les
traits paraissent clairement sur le papier [...]
Dans les caractères modernes, l'oeil est gros et étroit, les queues
courtes, le plein très gros, les déliés très maigres, l'obit long et
horizontal, l'empattement long et mince. De tout cela résulte un caractère
peu solide, incapable de résister au tirage, surtout au tirage mécanique.
[...] les lettres, trop étroites et trop pressées, embarrassées dans des
obits et des empattements trop longs, avec des déliés que l'oeil n'aperçoit
pas, se confondent, miroitent, et forment une impression d'une lecture
difficile et fatiguante, même lorsque le caractère est gros. »

Le concepteur de fontes de labeur doit se concentrer sur ces aspects de la
lisibilité d'un caractère et ces conditions d'utilisation (même si elles
ont un peu changé aujourd'hui), et ne pas se laisser distraire par la mode
ou l'esthétique de la calligraphie, qui n'obéit pas aux mêmes contingences.
J'entends souvent des concepteurs de fontes se vanter de toujours
travailler sur papier avant de passer à la réalisation. Je me méfie un peu
de cette attitude, qui privilégie trop l'aspect esthétique. Pour mon
travail actuel, dont j'espère pouvoir bientôt présenter les tout premiers
résultats, j'ai bien fait quelques croquis préparatoires de principe, mais
l'essentiel du travail s'est fait à l'écran, en comparant l'effet visuel de
différentes conceptions géométriques. J'ai d'abord conçu un canon
géométrique pour fixer les dimensions fondamentales, basées sur des
rapports simples, puis dessiné les formes de base, en exploitant les
capacités de l'ordinateur à construire des objets géométriques complexes
parfaits.
Le reste découle naturellement de la conception de base. L'avantage d'une
telle méthode est qu'il est bien plus facile de concevoir ainsi un ensemble
cohérent, surtout quand il est très important, comme c'est le cas pour le
Moretus.
Bien entendu, la connaissance du ductus reste essentielle, si on veut
éviter les contresens et si on ne veut pas créer un monstre désséché
reflètant la vision étriquée de l'ingénieur, comme c'est le cas pour Knuth
(aïe, pas taper !). Mais même les diverses corrections optiques peuvent
être raisonnées, avec les outils modernes, qui ne se résument plus à la
règle et au compas. Bien sûr, au final, seul l'oeil est juge.

* Le caractère résultant des exigences de Jannet, gravé par Gouet, est loin
d'être exemplaire, les caps surtout sont assez laides, mais le texte est
intéressant, et l'impression est belle.

Olivier RANDIER -- Experluette		mailto:orandier@xxxxxxxxxxx
	http://technopole.le-village.com/Experluette/index.html
Experluette : typographie et technologie de composition. L'Hypercasse
(projet de base de données typographique), l'Outil (ouvroir de typographie
illustrative).