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Message : Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot)

(Olivier RANDIER) - Mardi 13 Février 2001
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Subject:    Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot)
Date:    Tue, 13 Feb 2001 02:25:21 +0100
From:    Olivier RANDIER <orandier@xxxxxxxxxxx>

> Le 7/02/01, à 2:29 +0100, nous recevions de Olivier RANDIER :
>
>> >Tiens ! qu'est-ce que je disais ?! Eh bien ! non : ce n'est pas la
>>raison essentielle ! Pourquoi lorsqu'on dit (enfin, le qu'on c'est
>>moi) en français « un coupeur » là où l'anglais utilise le terme «
>>cutter », ça ne « prend » pas ?
>>
>>Peut-être parce qu'en français, « coupeur », c'est un métier, pas un
>>outil ?... Sérieusement, cutter est un mauvais exemple,
>
>    Ben voyons !
>
>>parce qu'il
>>représente un certain nombre de cas où le mot logiquement formé en
>>français ne fonctionne pas, parce qu'il est déjà employé ou présente
>>une ambiguïté.
>
>    Non. Les raisons de rejet ou de non adoption d'un tel terme dans
>le langage courant sont à chercher ailleurs : elles ne sont souvent
>pas de nature logique et ne résultent jamais d'une analyse faite par
>tout un chacun, laquelle analyse ne pourrait d'ailleurs pas être
>menée de la même façon et conduire uniformément aux mêmes conclusions
>dans toutes les classes de la société. Les mécanismes mis en jeux
>dans l'ensemble ne se situent guère au-delà du niveau préconscient,
>les gens, suivant les cas, acceptant ou rejetant les mots comme ils
>les sentent, donc aussi comme on leur fait sentir.
[...]

Dis donc, tu démarres au quart de tour quand on te provoque !
Bon, sérieusement, mon propos n'a jamais été de défendre
l'anglosaxophonisation de notre langue, et je ne suis pas le dernier à me
battre pour la bonne cause. Simplement, je suis convaincu qu'il ne faut pas
se tromper d'adversaire. Certes, les ricains ne manquent jamais une
occasion d'occuper le terrain, mais s'ils peuvent le faire, c'est surtout
parce la place a été laissée vacante.

Notre époque est avide de néologismes (souvent inutiles, d'ailleurs) et
nous ne sommes pas tant confrontés à des anglicismes qu'à des
« technicismes ».
Pourtant, cette tendance n'est pas si nouvelle. Depuis la révolution
industrielle, le nombre de mots issus de la technologie n'a cessé
d'augmenter, et c'est normal : 80 % des objets que nous utilisons
quotidiennement n'existaient pas au début du siècle dernier. Mais, jusqu'à
la dernière guerre, on construisait ces mots à partir de la base commune
aux langues européennes : la culture gréco-latine. Ça nous a donné cinéma,
vidéo, téléphone, une foultitude de mots qui ont été intégré dans toutes
nos langues sans difficulté.
Et puis la veine s'est tarie. Pourquoi ? Parce que c'est difficile de
former des mots nouveaux à partir du latin et du grec quand on ne les a pas
appris à l'école et quand vos interlocuteurs croient qu'aréopage est un
endroit où on prend l'avion.
Il semble que certains aient décidé que l'enseignement des langues
fondatrices de l'Europe n'était pas rentable. Il y a quelques générations à
peine, on n'était pas instruit si on n'avait pas fait « ses humanités ».
Quand j'ai passé mon bac (en 82), j'étais déjà le seul de mon lycée
d'examen à passer l'épreuve de grec à l'écrit, autant dire un
extraterrestre. En abandonnant nos racines et toute la culture qui va avec,
nous avons perdu un mécanisme essentiel pour notre langue, nous avons perdu
l'habitude de jouer avec les racines des mots et peut-être le goût de
jouer, tout simplement.
C'est en ce sens que je disais que nous faisons tenir aujourd'hui -- à
tort, évidemment -- à l'anglais le rôle joué par le latin autrefois.
D'autant que, vu le niveau moyen d'anglais des français, cette langue est
morte pour nous (c'était une boutade).
Parce que c'est aussi une question de créativité. On s'étonne qu'un mot
français ne « prenne pas » là où le mot anglais fait florès. C'est
peut-être aussi que le mot français n'est pas approprié ou pas assez
séduisant.

Reprenons l'exemple de mail. Je suis convaincu que courriel est mort-né,
pas à cause du succès de [mèïl] ou [imèïl], mais parce que ce mot est,
somme toute, assez mauvais. Et surtout parce qu'il n'est pas approprié.
L'anglais internetien utilise le même mot pour le contenu et le contenant.
Nous ne fonctionnons pas comme ça. Si on prend une phrase très banale comme
la suivante : « Donne-moi ton adresse électronique, je t'enverrai un
message électronique. », quelle peut en être la forme relâchée ? Le
Français moyen (mes copains internautes débutants) est actuellement un peu
embarrassé avec des finesses du genre : « Donne-moi ton [imèïl], je
t'enverrais un [mèïl] », ce n'est pas avec courriel qu'on arrangera les
choses : « Donne-moi ton [adresse de] courriel, je t'enverrais un
courriel. » Pour les mêmes raisons, et pleins d'autres, mèl est une horreur
à euthanasier d'urgence.
Mon militantisme pro-français consiste à répondre : « Tiens, voilà mon
adèle, tu m'envoies un message quand tu veux », avec la morgue de
l'internaute chevronné. Je crois que c'est beaucoup plus efficace que de
fâcher mes interlocuteurs en leur disant qu'ils causent mal la France.
Au contraire, la traduction officieuse du mot « chat », on peut déjà
prédire qu'elle s'imposera très vite, parce que « tchatche » est une belle
façon de détourner le mot anglais par un usage profondément français.
Pour cutter, je ne sais pas, mais « coupeur », je l'sens pas, pour moi, ça
marchera jamais. Il me semble que, même si cutter n'avait pas occupé le
terrain d'emblée, ce n'est pas « coupeur » qui se serait imposé à l'usage.
Trop simple, pour détrôner un usage aussi établi, il faudrait être plus
créatif, je pense. Ne désespérez pas, faites infuser davantage.

Ce que je veux dire, essentiellement, c'est que, bien que je soie d'accord
avec toi que l'impérialisme culturel anglosaxophone est à combattre, je
suis convaincu que la méthode Toubon n'aura pas d'autre résultat que de
faire passer les défenseurs de notre langue pour des rétrogrades, voire des
xénophobes. Au lieu de bouter l'anglais hors de France, accueillons-le au
milieu de notre famille, au milieu de nos ancètres communs grecs et latins.
Comment peut-on admettre que l'enseignement du grec disparaisse
virtuellement de nos écoles, alors que nous faisons aujourd'hui l'Europe
avec les Grecs ? Alors que, dans quelques mois, vont apparaître les
premières pièces et billets d'euros, avec deux alphabets, le latin et le
grec ?
Ce n'est pas l'anglais qu'il faut combattre (enfin, si, un peu quand
même*), c'est notre langue qu'il faut reconquérir en pendant le dernier
commercial avec les entrailles du dernier technocrate venu nous expliquer
ce qu'il est bon pour nous d'enseigner à nos enfants.

* Tiens, vous avez remarqué qu'il est devenu pratiquement systématique de
ne plus traduire les titres des films américains ?

Olivier RANDIER -- Experluette		mailto:orandier@xxxxxxxxxxx
	http://technopole.le-village.com/Experluette/index.html
Experluette : typographie et technologie de composition. L'Hypercasse
(projet de base de données typographique), l'Outil (ouvroir de typographie
illustrative).