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Message : Re: [typo] contribution et codage

(Jean-François Roberts) - Mardi 18 Mai 2004
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Subject:    Re: [typo] contribution et codage
Date:    Tue, 18 May 2004 06:54:15 +0200
From:    Jean-François Roberts <jean-francois.roberts@xxxxxxxxxx>

Title: Re: [typo] contribution et codage
Pour en revenir, donc, à mes "constructions" : disons que ce sont des constructions au même titre que tout travail (intellectuel ou autre). Je n'adhère pas (enfin, pas inconditionnellement) à la thèse de la sociologie de la connaissance, selon quoi notre apréhension même du monde est une construction (sociale, qui plus est). Mais ce serait nous écarter du sujet.

Tout travail d'histoire est donc (nécessairement) une (re)construction. Soit. encore faut-il qu'elle soit contrôlable, et contrôlée. En particulier, il est souhaitable qu'elle parte de faits que l'on peut considérer à bon droit comme avérés, et y revienne, au prix d'un détour spéculatif idéalement le plus court posssible. Même là, en principe (de Duhem-Quine, si on veut ;), une infinité de reconstructions sont possibles, pour un même ensemble de "faits"...

Sans nous égarer plus avant dans ce dédale de questions préjudicielles, quels sont donc les *faits*, en l'occurrence ?

Si l'on admet que l'on peut faire confiance au résultat de plusieurs générations d'érudition et de critique historique, on peut les résumer ainsi :

1. Au XIe siècle de notre ère, Bi Sheng invente la typographie (chinoise) à caractères mobiles (terre cuite) ; il organise sa casse selon l'ordre du dictionnaire des rimes, en regroupant dans un même casseau les caractères appartenant à un même groupe phonétique ; il dispose d'un ou deux exemplaires des caractères non usuels, plus pour les caractères usuels (jusqu'à 20) ; sur tous ces points, nous avons le témoignage de Shen Gua, peu de temps après.

2. A la fin du XIIIe siècle, Wang Zhen apporte quelques innovations à la typographie chinoise : caractères en bois, au nombre de 30 000 ; sa casse, organisée de façon analogue à celle de Bi Sheng (ordre du dictionnaire des rimes, regroupement en casseaux par groupes phonétiques) est désormais scindée en deux groupes : usuels d'une part, non usuels de l'autre, chaque groupe et ses casseaux étant disposés sur une table tournante (2 tables en tout) de 7 pieds de diamètre ; nous en avons le témoignage de Wang Zhen lui-même, quelques années plus tard.

3. Des types en bois de l'époque de Wang Zhen nous sont parvenus, mais (aïe) pour l'ouïgour, pas pour le chinois ; mais leurs dimensions sont aisément vérifiables...

Pour Wang Zhen (qui a sucité notre curiosité) la question était de savoir quelle allure concrète avait sa casse rotative, en l'absence d'une iconographie d'époque, ou fiable.

L'idée de tambours (casse verticale, mais à base circulaire, plutôt que rectiligne) est à écarter, comme physiquement improbable, et surtout comme n'étant attestée en rien par les descriptions qui nous sont parvenues ("tables tournantes").

Ensuite, il faut éviter de penser en termes de casses européennes, a fortiori de cases européennes modernes (à partir du XVIIe-XVIIIe siècle, disons).Il ne s'agit que de composer une ou deux pages à la fois, les quantités sont donc de l'ordre de celles indiquées pour Bi Sheng. Peu d'exemplaires de chaque caractère, donc, mais un nombre impressionnant de caractères distincts. On sait qu'ils sont regroupés phonétiquement (il n'y a pas autant de casseaux que de caractères distincts).

Y a-t-il la place sur les tables tournantes de Wang Zhen pour ses 30 000 caractères ? Dans l'absolu, oui. Un calcul rapide indique qu'on peut avoir 30 000 emplacements de 2 cm carrés chacun, au total, pour les 2 tables. Or, si l'on reprend les dimensions des types en bois ouïgours, on obtient une surface, pour un type chinois (carré) de moins de 2 cm carrés (1,7 cm carré, si la dimension est la même que la hauteur de corps des types ouïgours, soit 13 mm).

Reste à savoir en quelle mesure ces caractères seraient effectivement manipulables sur la table. Pour cela, il faut avoir une idée du nombre de casseaux. Il faut donc comprendre ce que sont les "groupes phonétiques" servant à les regrouper.

Ce qui impose de savoir ce que sont les dictionnaires des rimes qui servaient à Bi Sheng et à Wang Zhen. Et, pour ce faire, un petit détour (parfaitement superficiel, rassurons-nous) par la phonologie chinoise sera nécessaire.

Précis des catégories utiles en phonologie chinoise

On distingue, en phonologie chinoise (comme en phonologie en général...) deux types de sons (phonèmes) : les consonnes et les voyelles ; ajoutons-y les diphtongues.

Mais dès qu'on entre dans le cadre de la phonologie, les cartes se brouillent. On n'a plus la belle uniformité des caractères, qui sont "chinois" sans autre précision.

On se réfère en général au chinois dit "mandarin", par opposition aux autres langues chinoises (on préfèrera ici la notion de "langues" chinoises à celle de dialectes : on va tout de suite voir pourquoi), comme le cantonais, par exemple.

Oui, mais voilà : rien que pour le chinois "mandarin", les phonologues spécialistes de la question distinguent au moins 523 (je dis bien : cinq cent vingt-trois) dialectes différents - dont celui de Pékin (Beijing), qui permettra de fixer les idées. Chacun de ces dialectes se distingue par le système phonologique, et le système de tons (voir plus bas).

Le dialecte mandarin de Pékin a un système phonologique qui compte 22 consonnes (et 3 semi-consonnes) et 23 voyelles et diphtongues.

On aura un compte analogue (mêmes ordre de grandeur, disons) pour l'ensemble des langues chinoises, et leurs divers dialectes (dans des marges tout de même assez larges...). Dans ces conditions, comment les Chinois analysent-ils (traditionnellement, mais encore de nos jours en linguistique) leur propre langue ?

On part du constat que les mots chinois présentent une structure remarquablement uniforme : monosyllabiques, ils se composent d'un phonème initial (une consonne, presque toujours) et du reste, comprenant en général une voyelle ou une diphtongue, ou une voyelle/diphtongue suivie d'une consonne. Le nombres de consonnes finales possibles est d'ailleurs remarquablement limité (contrairement à l'indo-européen) : juste 2 en chinois mandarin de Pékin ("n" et "ng").

Partant de là, une combinatoire élémentaire permet de prévoir toutes les syllabes possibles. En fait, on s'aperçoit d'emblée que toutes ces syllabes n'existeront pas. D'abord (toujours en dialecte de Pékin), toutes les voyelles ou diphtongues ne seront pas suivies d'une consonne : on ne compte en fait que 15 "restes" se terminant par une consonne. Ce qui nous donne : 22 consonnes comme initiales, et 38 "restes" possibles.

Mais, dans un tableau ainsi constitué, on s'aperçoit que de nombreuses cases restent vides : chaque initiale commande en fait un groupe bien défini de "restes" possibles. Le système Wade-Giles définit ainsi, pour le mandarin, 179 syllabes effectives. Ça fait déjà pas mal.

On sait, bien sûr, que les choses n'en restent pas là - sinon, la pauvreté phonologique des langues chinoises serait en effet rhédibitoire. Chacune de ces syllabes peut en effet être affectée d'un ton. Globalement, pour l'ensemble des langues chinoises, on définit 4 tons. On sait que ces tons correspondent à des modulations de hauteur ("intonation"). Première remarque : si formellement il est en effet pertinent de définir 4 tons, qui se retrouvent d'une langue chinoise (ou d'un dialecte) à l'autre, un ton, dans une langue donnée (ou un dialecte donné), ne définira pas la même intonation que le ton homologue dans une autre langue chinoise (ou un autre dialecte).

Ces 4 tons reçoivent les noms de ping, shang, qu et ru. Mais les choses n'en restent pas là : chacun de ces tons peut se scinder en deux tons, distincts par la hauteur. On aura alors un ton haut - yin - et un ton bas - yang (bien sûr) - ce qui donnera yin ping, yang ping, yin shang, etc.

En fait, chaque dialecte ne garde qu'un nombre variable de tons distincts, par fusion (ou confusion) de certains tons possibles. On constatera, concrètement, de 4  à 9 tons, suivant les dialectes. C''est que les tons yin et yang peuvent à leur tour se scinder...

Mais on constate, comme pour les "restes", que toutes les combinaisons envisageables ne sont pas possibles en pratique. En particulier, les consonnes initiales commandent certains tons, et en excluent d'autres... (En particulier, selon qu'elles sont voisées ou non.)

En mandarin de Pékin, on constate les 4 tons suivants : yinping, yangping, yinshang et yinqu. Ils correspondent, respectivement, à des intonations : haute uniforme, montante, légèrement descendante puis montante, et descendante.

Les dictionnaires des rimes

Ceci posé (ouf !) on comprend très vite comment fonctionnent les dictionnaires des rimes.

On commence par scinder le mot en deux : l'initiale, et le "reste" - c'est-à-dire la rime. Pour l'initiale, on choisit le caractère d'un mot de même initiale, pour la rime celui (ou le groupe de caractères, si ce mot requiert plus d'un caractère) d'un mot  de même rime. Ce qui fait deux groupes de caractères, suivis d'un déterminant indiquant la scission - anciennement le caractère "fan", par la suite le caractère "qie", d'ou le nom de "fanqie" pour ce système. (On lira, par exemple : "tung" = "tu" "lung" "fan".)

C'est sur ce principe que seront structurés les dictionnaires des rimes. On comprend tout de suite leur désavantage majeur, par rapport aux dictionnaires des clés, par exemple (organisés selon des critères formels *graphiques*) : il faut se fixer une langue, et un dialecte, de référence (généralement, le mandarin de Pékin). Et, la prononciation chinoise variant également avec le temps, un dictionnaire des rimes sera très vite inutilisable en pratique - si ce n'est comme document de phonologie historique...

Le premier connu, le _Qieyun_ de 601, ne nous est parvenu que sous forme de fragments. Assez importants, toutefois;, pour reconstituer une bonne partie de la prononciation de l'époque.

Le système du _Qieyun_ nous est cependant connu, grâce à son successeur, le _Guangyun_ de 1008, qui repris les mêmes bases - en les adaptant à l'évolution de la langue, en 4 siècles. Le _Guangyun_ comportait 2 volumes de rimes ping (les plus nombreuses : 1 tome pour le ton shangping, 1 pour le ton xiaping) et un volume chacun pour les rimes shang, qu et ru. Il utilisait 36 initiales et 192, puis 206 rimes. Il comprenait 26 000 entrées. C'est sans doute le dictionnaire qui servit à Bi Sheng.

Il faut noter que chaque tome n'utilisait pas l'ensemble des 206 rimes, pour les raisons qu'on a vues plus haut : 28 rimes pour le tome I, 29 pour le tome II, par exemple. Par la suite, le _Sisheng dengzi_, écrit entre 1115 et 1234, allait regrouper à son tour les 206 rimes en 16  "catégories" de rimes("she"), d'après le type de voyelle. D'autres critères phonologiques servaient à affiner les catégories.

En 1282 parut le _Renzi xinqian libu yunlue_ de Liu Yuan.  L'ouvrage, vite connu sous l'appellation de _Pingshui yun_ (_Rimes de Pingshui_, ville d'où Liu Yuan était originaire) n'utilisait plus que 107 rimes. Connu par la suite sous l'appellation de _Shiyun_ (_Rimes prosodiques_) du fait de son utilisation par les poètes, il vit le nombre de racines encore réduit à 106. C'est probablement le  dictionnaire utilisé par Wang Zhen.

En 1324 parut le _Zhongyuan yinyuan_ de Zhou Deqing. La langue avait tellement évolué que les rimes ru ont disparu.

Enfin, le classique _KangXi zidian_, commandé par l'empereur KangXi, parut en 1716.

Pour tout ce qui précède, voir le site de "Dylan" (W. H. Sung) :

http://www.sungwh.freeserve.co.uk/chinese/index.html

Et le site de James Campbell :

http://www.glossika.com/en/dict/index.htm

Retour à Wang Zhen

Après tout cela, sommes-nous plus avancés ? Pas trop, mais un peu quand même. Faute de pouvoir consulter le _Renzi xinqian libu yunlue_, alias _Shiyun_, qui a dû servir à Wang Zhe (ou le _Guangyun_ qui servit à Bi Sheng), il n'est pas possible de déterminer exactement le nombre de groupes phonétiques (et donc de casseaux).

Cependant, on a un ordre de grandeur, sachant que les toutes les initiales ne servent pas à tous les tons, et que toutes les rimes ne conviennent pas à toutes les initiales. Plutôt que d'avoir 179 x 4 syllabes possibles, soit en gros 720 groupes (et donc 720 casseaux), on doit en avoir sensiblement moins - plutôt 400 au maximum, 300 au minimum, disons.

En admettant qu'il y ait 300 casseaux, répétés sur chacune des deux tables tournantes de Wang Zhen, on aura 600 casseaux en tout, d'une surface moyenne de 100 cm carrés. Leur contenance moyenne étant de 50 caractères, si l'on reprend le chiffe de 1,7 cm carré par caractère, cela fait une occupation de 50 x 1,7 = 85 cm carrés. Ce qui dégage donc, en, moyenne, 15 cm carrés par casseau : de quoi y mettre les doigts, je pense, même après avoir ménagé la surface des parois...

Pour 400 casseaux, soit 800 casseaux en tout, la surface moyenne de chaque casseau sera de 75 cm carrés, pour une contenance moyenne de 38 caractères (37,5 en fait). Ce qui dégage un peu plus de 10 cm carrés par casseau. Un peu plus à l'étroit, sans doute, mais ça doit rester jouable...

Et voilà comment Wang Zhen a sans doute pu produire.

Fin de la pataphysique, pour cette fois-ci, en tout cas...:)


De : "Pierre Schweitzer" <pierre.schweitzer@xxxxxxxxxxx>
Répondre à : typographie@xxxxxxxxxxxxxxx
Date : Mon, 17 May 2004 21:52:08 +0200
À : <typographie@xxxxxxxxxxxxxxx>
Objet : Re: [typo] contribution et codage


D'accord. Rendons à Bi Sheng et Wang Zhen ce qui leur appartient et que je n'ai jamais contesté, donc. Et à nous notre pataphysique...

(...)

De : "Pierre Schweitzer" <pierre.schweitzer@xxxxxxxxxxx>
Répondre à : typographie@xxxxxxxxxxxxxxx
Date : Mon, 17 May 2004 01:23:18 +0200
À : <typographie@xxxxxxxxxxxxxxx>
Objet : Re: [typo] contribution et codage



Eh, doucement ! Je n'ai jamais douté que les Chinois aient imprimés des livres à l'aide de caractères mobiles à cette époque ! Là, vous êtes un peu gonflé de laisser entendre que j'aurais écrit une chose pareille... Où avez-vous lu ça ?

(...)

2 - la casse elle-même, je n'y reviens pas. Convertir le classement de 30.000 symboles, qu'il soit phonétique ou par ordonnancement des clés, en une topographie accessible à deux dimensions, et mémorisable dans ses grandes lignes au moins... Contrairement au système alphabétique, il ne peut s'agir d'une simple suite conventionnelle préétablie. C'est nécessairement un sytème à ramifications complexes mais là, je sèche... et je regrette de ne rien connaître au Chinois pour continuer ma pataphysique ;-(

3 - l'accessibilité ergonomique et mnémotechnique... retrouver un parmi 30.000. Supposons que le niveau d'éducation de l'ouvrier compositeur soit à la hauteur de la tâche. Ce qui est déjà peut-être une particularité remarquable du sytème. Qu'en est-il de la rapidité de discernement pour les symboles les moins courants ? Faut-il les "lire" ou simplement les voir pour les distinguer ? Si les caractères apparentés sont regroupés, n'y a-t-il pas plus de risques d'erreurs ? Mais encore... la lecture à l'envers d'un ensemble comportant un si grand nombre de symboles... Peut-être un peu moins évident qu'avec quelques dizaines de lettres alphabétiques, non ? Etc.

(...)

Bien cordialement,

Pierre Schweitzer