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Message : Re: [typo] cochin et clarendon

(Jean-François Roberts) - Jeudi 01 Juillet 2004
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Subject:    Re: [typo] cochin et clarendon
Date:    Thu, 01 Jul 2004 08:24:31 +0200
From:    Jean-François Roberts <jean-francois.roberts@xxxxxxxxxx>


> De : Olivier Randier <olivier.randier@xxxxxxx>
> Répondre à : typographie@xxxxxxxxxxxxxxx
> Date : Thu, 1 Jul 2004 02:29:58 +0200
> À : typographie@xxxxxxxxxxxxxxx
> Objet : Re: [typo] cochin et clarendon
> 
>> Dit comme ça, ça prête à confusion...
> 
> Ça prête à confusion dans le texte de Tschichold aussi... Il parle de
> schwabacher comme demi-gras, puis de son remplacement par le gothique
> interlettré puis le romain interlettré comme substitut de l'italique.
> Pourquoi on passe du demi-gras à l'italique ?... Peut-être la
> traduction ?
> 

Tshichold, dans son contexte de publication d'origine, parlait à des gens
(les lecteurs allemands férus de typo) pour qui tout ça allait de soi. Mais
ce qui allait sans dire pour le lecteur allemand ne va plus sans dire (la
preuve !) hors de ce contexte historico-culturel spécifique. D'où la
nécessité de préciser - qui, en l'occurrence, aurait dû, en bonne rigueur,
incomber au *traducteur* (et je parle ici en praticien de cet art
occulte...;), dont c'est aussi le rôle que de pallier ce type d'opacité à
l'étranger... Quant à la valse-hésiattion entre demi)gras et ital., ça se
comprend si on sait que le Schwabacher, tout en jouant en typo Fraktur un
rôle homologue (en partie : voir ci-dessous) de l'ital. en typo Antiqua, est
un caractère plus "noir" que le Fraktur (au sens strict : voir ci-dessous).


>> Et Tschichold est peut-être un des rares auteurs allemands sur le
>> sujet à avoir été traduit en français, ça n'en fait pas pour autant
>> un oracle absolu !
> 
> Qui a dit ça ? Je donnais juste un exemple de distinction différente
> du couple romain/italique, avec la source.
> 

Entendons-nous : la position de Tschichold était (tout au long de son ¦uvre)
une intervention *polémique* dans un long débat opposant diverses écoles
outre-Rhin (et ailleurs). Hors de son contexte (c'est-à-dire sans aucun
accès aux positions contradictoires auxquelles il s'oppose), son texte fait
figure d'oracle venu d'on ne sait où... D'où ma remarque. Travers fréquent
des Français qui importent un auteur étranger... Enfin, passons.


>> (Pour mémoire : il y a bien sûr des bibliothèques entières sur la
>> typo, son histoire et son usage en allemand. Presque rien n'a été
>> traduit.)
> 
> C'est partout pareil, j'attends aussi les traductions du de Buen, du
> Bringhurst, etc.
> 

Tout à fait.


>> Résumons : deux écoles typo pour l'allemand :
>> 
>> L'école moderniste (typo "romain", en allemand "Antiqua"). On utilise le
>> rom., l'ital. et le gras, a priori, comme en typo française, disons (ou
>> anglophone). Gros problème : les noms propres. [...]
>> 
>> Sinon, on a très vite de gros problèmes d'intelligibilité. D'où le besoin de
>> différencier noms propres et noms communs : on recourra alors en principe à
>> l'ital. - mais les interférencces sont grandes avec la typo Fraktur.
> 
> Comprend pas : elle sort d'où, soudain, cette Fraktur au milieu d'un
> texte moderniste (donc en Antiqua) ?
> 

Je parle d'interférences entre la pratique de typo tout-Antiqua (largement
minoritaire jusqu'aux années 1930-1940) et la pratique de la typo Fraktur :
d'où l'adoption, en typo Antiqua, de solutions inconnues en typo française,
par exemple. L'interlettrage (Sperrdruck) est un exemple frappant de ce
phénomène.

>> En effet, ce problème est spécifique à l'allemand. Or, il est clair
>> que la typo française ne met *pas* systématiquement les noms propres
>> en ital. ; et que l'ital. sert en principe à *souligner* un mot, à
>> le distinguer pour une
>> raison de sens général du texte : ce qui ne s'applique guère aux noms
>> propres... D'où un regard par-dessus l'épaule sur la typo majoritaire
>> pendant longtemps dans le monde germanique : la typo "fraktur".
>> 
>> L'école traditionaliste, ensuite : typo "Fraktur" (ce que le français nomme
>> "gothique", alors que le "Gotisch" n'est qu'une des catégories de
>> caractères, englobées dans le genre "Fraktur"). Le Fraktur ne s'applique
>> alors que pour les mots *allemands* (ou de langue germanique). Si un mot
>> étranger (de langue romane, ou anglais, par exemple) apparaît, il sera
>> *impérativement* saisi en "Antiqua" (romain, donc).
>> 
>> La typo Fraktur, bien entendu, ne connaît pas l'ital. (y compris pour
>> l'Antiqua !). Si un texte est en Fraktur stricto sensu (donc ni en Gotisch
>> [gothique quadrata], ni en Rundgotisch [gothique rotunda], ni en Schwabacher
>> [gothique bastarda]), l'homologue de l'ital. pour un chapô, par exemple,
>> sera alors le Schwabacher.
> 
> Je ne comprends pas : d'un côté, vous dîtes que la Fraktur est le nom
> générique, de l'autre, vous distinguez Fraktur, Gotisch, Rundgotisch
> et Schwabacher comme des catégories distinctes d'un ensemble (que
> vous appelez comment ?)
> Je ne suis pas sûr que le lecteur s'y retrouve mieux.
> Personnellement, il me paraît raisonnable de parler de gothiques au
> sens général (le seul connu par le lecteur français moyen) et de
> préciser textura, Fraktur, Schwabacher, rotunda. C'est la
> terminologie de Mediavilla, par exemple.
> 

J'ai voulu faire vite. Ce que le français nomme paresseusement "gothique"
renvoie en fait à des types divers de caractères, bien différenciés en typo
allemande. Pour l'ensemble de ces caractères, on parle, en termminologie
germanophone rigoureuse, de "lettres allemandes" (deutsche Buchstaben), ou
d'"écriture brisée" (gebrochene Schrift), par référence au ductus de ces
lettres. C'est cette dernière appellation que reprend la norme allemande DIN
16518, qui codifie la classification des caractères. Je passe rapidement sur
l'ouvrage désastreux (je pèse mes mots... mais il est vrai qu'au pays des
aveugles, les borgnes hémiplégiques sont rois) de Mediavilla, qui ne va tout
de même pas dicter la terminologie, parfaitement établie et codifiée, de la
typo allemande !

D'autant que ce que le français nomme "gothique" évoque en fait une typo se
rapprochant beaucoup plus de la "black letter" anglaise que du Gotisch
allemand - et aux antipodes du Fraktur ! On empile alors le non-sens sur le
contresens... Précisons :

On distingue 4 grandes familles, grosso modo dans l'ordre historique de leur
apparition : Gotisch (gothique textura), Rundgotisch (gothique rotunda),
Schwabacher (gothique bastarda), et Fraktur. Cette dernière forme, créée
sous les auspices de l'emperereur Maximilien Ier (en pleine Renaissance
allemande, donc), sous l'impulsion artistique d'Albert Dürer (on aimerait
avoir d'autres exemples aussi prestigieux...) est vite devenue la forme de
typo dominante, pour l'allemand - sans jamais évincer totalement ses
cousines, d'ailleurs considérées comme complémentaires, le Schwabacher tout
particulièrement...

De ce fait, *tous* les textes de référence (marches diverses, codes typo,
manuels d'orthographe...) font référence, globalement, à la "typo Fraktur"
pour parler des problèmes spécifiques de typo en lettres allemandes. C'est
un phénomène classique de la partie pour le tout. De même, ces ouvrages
opposeront la typo Fraktur à la typo Antiqua, alors que, en toute rigueur,
il s'agit là d'un deuxième ensemble, ou l'on distinguera en fait Antiqua,
Grotesk, etc. Je n'ai fait que me conformer à cet usage séculaire.


>> Et cette pratique de l'interlettrage est devenue si prégnante (même si elle
>> est imperceptible à l'¦il non prévenu : le lecteur francophone, en général,
>> ne le perçoit même pas - je parle d'expérience !) qu'elle a fini par être
>> reprise même en typo "moderniste" (tout-Antiqua). Attention : on n'aura
>> jamais *et* de l'ital. *et* du Sperrdruck dans un même texte : c'est soit
>> l'un, soit l'autre... Même si l'ital. peut réapparaître dans un chapô, par
>> exemple, coiffant un texte usant du Sperrdruck.
>> 
>> En toute rigueur, on peut considérer, avec Tschichold, que cet usage de la
>> typo allemande, de l'interlettrage en typo Antiqua, est abusif, en effet.
>> Mais il est solidement établi depuis des générations... en "bonne typo"
>> allemande ! Inutile, donc, de s'en formaliser...
> 
> Je ne m'en formalise pas, c'est Tschichold qui le faisait, je
> cherchais simplement à montrer que la fonction emphatique ou
> distinctive peut être prise en charge par des systèmes différents et
> que ces systèmes pouvait même interférer.
> 

Tout à fait. D'où l'utilité de bien comprendre comment ces procédés
s'articulent réellement, et ne font pas que s'amonceler, comme une lecture
rapide (naïve, non informée) de Tschichold pouvait le laisser croire.

Là où la typo française (et anglophone, et italienne...) ne connaît *que*
l'ital., la typo allemande, tout spécialement en typo Fraktur, distingue
plusieurs catégories :

- pour des paragraphes que l'on veut distinguer par le style, dans un texte
glabalement en Fraktur (stricto sensu), passage en Schwabacher ;

- pour les mots étrangers, passage en Antiqua :

- pour les noms propres et mots et passages à mettre en relief,
l'interlettrage (Sperrdruck).


>> On sait que c'est à Hitler qu'on doit la victoire de l'école moderniste sur
>> l'école traditionnaliste (subitement traitée d'"enjuivée" en 1941...).
> 
> Il me semblait que le décret était de Goebbels, plus précisément, non ?
> Peut-on d'ailleurs en trouver la traduction quelque part, ainsi que
> la première composition, qui aurait été faite en Fraktur ?...
> On avait eu ici la copie de départ, mais je ne lis pas l'allemand,
> même en Antiqua.
> En tout cas, le III° Reich abandonne alors la Fraktur, spécifiquement
> allemande mais peu exportable, pour les nouvelles linéales (issues
> notamment du Bauhaus « dégénéré »), dont le caractère simplificateur
> et globalisant sert mieux la propagande totalitaire (celle du nazisme
> comme celle de l'U.R.S.S. de Staline). Je serais donc intéressé à
> savoir si Goebbels parle d'Antiqua ou plus spécifiquement de linéales.
> -- 

Plus exactement, le décret était signé de Martin Bormann. Goebbels voyait ça
de loin. Pour Bormann et ceux qui l'ont inspiré, c'est toute la tradition
des lettres allemandes qui était enjuivée : d'où la référence aux
"schwabache Judenlettern" (sic) dans le décret. De ce fait, le décret impose
le passage immédiat et général à la typo Antiqua - au sens large, donc, sans
entrer dans le détail des linéales (Grotesk) ou non. Maintenant, croire que
Bormann a pu décréter ça sans s'assurer de l'aval de Hitler...

Quant à la question de l'exportabilité, ou non, de cette forme de typo, on
peut penser que c'était vraiment le cadet des préoccupations d'un Bormann,
en ce tout début de 1941, alors que l'Allemagne tout entière semblait faire
un tabac à l'exportation... Ça me paraît une justification a posteriori
qu'on a tenté d'apporter pour donner un "sens" à une décision parfaitement
idéologique, et aucunement économique (et encore moins issue d'un souci de
ménager les susceptibilités des peuples nouvellement assujettis - pour mille
ans !).

Décret paru sous en-tête du NSDAP (le parti nazi), elle-même impeccablement
Fraktur ! Le texte lui-même était dactylographié, sur le document d'origine.
C'est en effet moi qui avait donné la référence internet, il y a peu plus
d'un an...

Quant à la propagande totalitaire du camarade Staline, on ne voit pas
qu'elle ait abandonné le cyrillique pour autant. Ce qui est un obstacle
pourtant encre plus grand, sans doute, que le Fraktur. En tout état de
cause, vous l'avouez vous-même, même en Antiqua, vous n'en comprenez pas
mieux l'allemand qu'en Fraktur. Vous voyez la fragilité de l'argumentation !
D'autant que, ainsi que je l'ai rappelé, la typo allemande, même en
tradition Fraktur, a *toujours usé exclusivement de la typo Antiqua pour les
langues étrangères*, qui ne devaient jamais être saisies en "lettres
allemandes" !

D'où la vanité de croire que ça serait "pour mieux se faire comprendre à
l'étranger" que Bormann aurait décrété que la typo *de l'allemand* devait
passer à l'Antiqua.

Quant au caractère "simplificateur et globalisant" de la typo issue du
Bauhaus... disons que j'en doute fortement. Même si on est rationaliste
(mais le Bauhaus était-il rationaliste ? Dans son ensemble, certainement
pas. Ou alors d'une façon bien spécifique, et parcellaire.) Mais regardez
donc les affiches de propagande allemandes des années 1920 et 1930. On voit
des affiches communistes en Fraktur, et des affiches nazies en Grotesk... et
vice-versa, bien sûr. Quant aux affiches de propagande officielles de la fin
des années 30, elles affectionnaient un type de caractère Rundgotisch
moderniste non moins "simplificateur et globalisant" (la Tannenberg, en
particulier). On a pu voir des formes de Fraktur hyper-géométriques...
(Aufstand, par exemple). Vous en trouverez chez Monotype.


> Olivier Randier