Archive Liste Typographie
Message : Re: [typo] cochin et clarendon

(Jean-François Roberts) - Mercredi 30 Juin 2004
Navigation par date [ Précédent    Index    Suivant ]
Navigation par sujet [ Précédent    Index    Suivant ]

Subject:    Re: [typo] cochin et clarendon
Date:    Wed, 30 Jun 2004 00:58:48 +0200
From:    Jean-François Roberts <jean-francois.roberts@xxxxxxxxxx>

Dit comme ça, ça prête à confusion... Et Tschichold est peut-être un des
rares auteurs allemands sur le sujet à avoir été traduit en français, ça
n'en fait pas pour autant un oracle absolu ! (Pour mémoire : il y a bien sûr
des bibliothèques entières sur la typo, son histoire et son usage en
allemand. Presque rien n'a été traduit.)

Résumons : deux écoles typo pour l'allemand :

L'école moderniste (typo "romain", en allemand "Antiqua"). On utilise le
rom., l'ital. et le gras, a priori, comme en typo française, disons (ou
anglophone). Gros problème : les noms propres. Si on met des cap. à tous les
substantifs (usage le plus répandu historiquement, et officiel depuis la fin
du XIXe siècle), on a vite un problème, vu que *beaucoup* de noms propres
allemands sont en fait des noms communs ! De plus, on met volontiers
l'article devant un nom propre, en allemand...

Exemples : Kant (= "angle", "arête"), Fichte (= "épicéa", "sapin"), Wagner
(= "charron"), Strauss ou Strauß (= "bouquet"), etc. La question est réglée
par l'école hypermoderniste, qui ne met de cap. qu'aux noms propres (et à
l'initiale de la phrase), comme en typo française (ainsi les frères Grimm -
ceux des contes - dont le monumental dictionnaire de la langue allemande,
engagé au milieu du XIXe siècle, ne fut achevé que... 125 ans plus tard !
Grimm, soit dit en passant, signifie "fureur", "rage"...).

Sinon, on a très vite de gros problèmes d'intelligibilité. D'où le besoin de
différencier noms propres et noms communs : on recourra alors en principe à
l'ital. - mais les interférencces sont grandes avec la typo Fraktur. En
effet, ce problème est spécifique à l'allemand. Or, il est clair que la typo
française ne met *pas* systématiquement les noms propres en ital. ; et que
l'ital. sert en principe à *souligner* un mot, à le distinguer pour une
raison de sens général du texte : ce qui ne s'applique guère aux noms
propres... D'où un regard par-dessus l'épaule sur la typo majoritaire
pendant longtemps dans le monde germanique : la typo "fraktur".

L'école traditionaliste, ensuite : typo "Fraktur" (ce que le français nomme
"gothique", alors que le "Gotisch" n'est qu'une des catégories de
caractères, englobées dans le genre "Fraktur"). Le Fraktur ne s'applique
alors que pour les mots *allemands* (ou de langue germanique). Si un mot
étranger (de langue romane, ou anglais, par exemple) apparaît, il sera
*impérativement* saisi en "Antiqua" (romain, donc).

La typo Fraktur, bien entendu, ne connaît pas l'ital. (y compris pour
l'Antiqua !). Si un texte est en Fraktur stricto sensu (donc ni en Gotisch
[gothique quadrata], ni en Rundgotisch [gothique rotunda], ni en Schwabacher
[gothique bastarda]), l'homologue de l'ital. pour un chapô, par exemple,
sera alors le Schwabacher.

Reste alors la question des mots ou passages à distinguer *au sein* d'une
phrase saisie en Fraktur - et le problème des noms propres. Ici, la typo
Fraktur (au sens large) emploie en effet systématiquement l'interlettrage
(Sperrdruck). Ça explique d'ailleurs que Word, par exemple, vous propose
cette option dans les attributs de caractère...

Et cette pratique de l'interlettrage est devenue si prégnante (même si elle
est imperceptible à l'¦il non prévenu : le lecteur francophone, en général,
ne le perçoit même pas - je parle d'expérience !) qu'elle a fini par être
reprise même en typo "moderniste" (tout-Antiqua). Attention : on n'aura
jamais *et* de l'ital. *et* du Sperrdruck dans un même texte : c'est soit
l'un, soit l'autre... Même si l'ital. peut réapparaître dans un chapô, par
exemple, coiffant un texte usant du Sperrdruck.

En toute rigueur, on peut considérer, avec Tschichold, que cet usage de la
typo allemande, de l'interlettrage en typo Antiqua, est abusif, en effet.
Mais il est solidement établi depuis des générations... en "bonne typo"
allemande ! Inutile, donc, de s'en formaliser...

On sait que c'est à Hitler qu'on doit la victoire de l'école moderniste sur
l'école traditionnaliste (subitement traitée d'"enjuivée" en 1941...).



> De : Olivier Randier <olivier.randier@xxxxxxx>
> Répondre à : typographie@xxxxxxxxxxxxxxx
> Date : Tue, 29 Jun 2004 23:58:35 +0200
> À : typographie@xxxxxxxxxxxxxxx
> Objet : Re: [typo] cochin et clarendon
> 
> (...)
> 
>> Question annexe : il est d'usage de mettre certains mots en italique dans
>> un texte en romain (mots d'origine étrangère, titres d'ouvrage, etc.) On
>> faisait comment, quand il n'existait pas d'italiques adaptées au romain du
>> texte courant ?
> 
> Je crois ici que l'organe a créé la fonction, et non l'inverse. C'est
> parce qu'il existait deux "styles" différents (mais cohérents) qu'on
> a pu s'en servir pour des distinctions typographiques précises.
> L'italique a d'abord été utilisée pour composer des textes entiers,
> ou des parties qu'on souhaitait distinguer (chapô, par exemple). Ce
> n'est qu'ensuite qu'on a eu l'idée de s'en servir pour marquer une
> distanciation à l'égard de certains mots.
> Tschichold rappelle qu'à l'époque baroque les Allemands utilisaient
> le romain en contraste avec la gothique fraktur dans cet usage (et la
> gothique schwabacher comme demi-gras), puis la fraktur interlettrée,
> enfin -- à tort selon lui --, le romain interlettré).
> -- 
> Olivier Randier