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Message : et/ou

(Jacques Melot) - Lundi 10 Novembre 1997
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Subject:    et/ou
Date:    Mon, 10 Nov 1997 16:34:57 +0000
From:    Jacques Melot <melot@xxxxxx>

   Le texte suivant, très légèrement modifié ici, a été rédigé en 1994 à
l'adresse du Comité de rédaction d'un Code juridique international (le
texte commenté était en anglais, d'où la forme particulière du début de mon
intervention).


   Les « manuels de style » anglo-saxons (ou les dictionnaires, cf.
Collins, English Dictionary, 3e éd. 1991, p. 56) signalent que les
personnes qui surveillent leur langage, évitent de recourir à cet artefact
né de la lecture d'un cours de logique mathématique mal compris ; il est
considéré, à juste titre, comme « awkward and distracting » (faites en
l'expérience sur un texte, ou pire encore, sur une phrase unique où est
employé plusieurs fois « et/ou »).

   Le Collins, qui précise « it is never used by careful writers and
speakers where or is meant »,  fournit l'exemple suivant :

« he must bring his car or his bicycle (not his car and/or his bicycle). »

   Si pour une raison quelconque la personne ne doit amener qu'un seul
moyen de locomotion, le « careful writer or speaker » utilisera: « he must
bring either his car or his bicycle ».

   Autre exemple. Éviter d'écrire (et a fortiori de dire !) « Monday and/or
Tuesday » ; employer plutôt « Monday, Tuesday, or both » lorsque, du fait
du contexte, il semble bon de préciser.

   Autant que je sache, ceci vaut non seulement en anglais, mais dans
toutes les langues.

   La conjonction « ou » existe dans toutes les langues et, de plus, a
partout la même signification et le même usage. Comme d'autres éléments
simples du langage, elle correspond en fait à une projection dans le
langage d'un des mécanisme de base de la pensée logique humaine, mécanisme
commun à tous les hommes, quel que soit leur culture et leur origine.
   Elle marque fondamentalement l'alternative, et, dans un sens spécial,
l'alternative avec exclusion. Traditionnellement et conventionnellement, en
fait pour des raisons certainement plus complexes touchant à la structure
de la pensée humaine, c'est dans le second cas qu'on précise le « ou » pour
distinguer son emploi spécial de l'emploi général. La précision recherchée
s'obtient en tournant la phrase de manière appropriée, et cela s'appelle
savoir écrire (ou s'exprimer) correctement : lorsqu'il s'agit d'énoncer
deux caractères s'excluant mutuellement, on a recours à une expression
convenable (anglais: « either [...] or [...] »; suédois: « antingen [...]
eller [...] »; russe: « ili ge [...] » (ou: « libo [...] libo [...] »);
islandais: « annaðhvort [...] eða [...] »; allemand: « entweder [...] oder
[...] »; français: « soit [...] soit [...] » (ou : « [...] ou bien
[...] »), etc.).

   Dans le cas général où « ou » n'a pas un sens exclusif, il peut TOUJOURS
être remplacé par « et/ou », lequel symbole est donc redondant et, par
conséquent, superflu.
   On peut exprimer cela encore en disant que le « et/ou » ne serait requis
que si « soit [...] soit [...] » (ou équivalent) n'existait pas. L'usage de
« et/ou » consiste donc à supprimer de manière redondante une ambiguïté qui
est déjà levée par action sur le « ou » à valeur exclusive.
   La pratique qui consiste à remplacer « ou » par « et/ou », pour éviter
une prétendue ambiguïté, est donc dépourvue de fondement.

   Exemple « frappant ».
   Si un enfants est enlevé et que les ravisseurs font parvenir aux parents
le message suivant:

« Si vous prévenez la police ou la presse, nous tuerons votre enfant. »

nul doute que les parents comprendront que cet avertissement vaut que l'on
prévienne la police sans prévenir la presse, ou l'inverse, ou que l'on
prévienne la police et la presse !  Et pour arriver à cette conclusion il
n'est besoin d'aucune réflexion analytique ou éducation spéciale. Cela
relève de la compréhension immédiate automatique.

   Chaque fois que l'on rencontre la pseudoconjonction « et/ou » dans un
texte, on doit d'ailleurs marquer -- tant soit peu -- un temps d'arrêt, car
l'esprit doit déchiffrer puis évaluer cette écriture qui est en fait un
raccourci ne correspondant, comme je l'ai rappelé plus haut, à aucun
mécanisme spontané de la pensée humaine. L'homme progresse sans cesse dans
la connaissance, mais les mécanismes de sa pensée sont évidemment les mêmes
maintenant qu'il y a cinq mille ans, et l'on ne peut invoquer un progrès
-- qui serait une véritable mutation ! -- dans ce domaine.
   Ce qui est naturel c'est d'utiliser le langage sans y réfléchir, comme
on se meut avec précision sans analyser ses mouvements. Celui qui utilise
sa langue maternelle ou une autre langue qu'il maîtrise bien, s'exprime en
ajustant inconsciemment son discours à ce qu'il veut exprimer, sans avoir
besoin de recourir à de tels artifices qui, entre autres, rendent
impossible à lire à haute voix, sans modification préalable, les portions
de textes où ils sont employés.
   L'explication du succès du « et/ou » tient sans doute, en partie, à un
phénomène d'auto-amplification (phénomène dit de la « boule de neige »). En
jetant le doute sur l'emploi du « ou », et en employant « et/ou » on a créé
une situation artificielle dans laquelle même des personnes sérieuses qui
n'auraient jamais eu recours spontanément à une telle béquille, se voient
-- ou se sentent -- contraintes d'en faire usage du fait même de
l'existence du doute engendré par l'emploi de « et/ou » chez d'autres. Une
autre raison est que le clinquant, les effets faciles, et en général ce qui
procure une satisfaction immédiate et primaire, séduit facilement, du fait
de l'existence hélas répandue d'un certain goût superficiel pour la
nouveauté. Enfin, et ce n'est sûrement pas la moindre raison, le « et/ou »
fait « scientifique », et appartient, au même titre que le fait d'émailler
son discours de mots anglais ou d'anglicismes, à la panoplie des armes
linguistiques que des minorités « éduquées » -- à vrai dire surtout
complexées -- emploient pour se distinguer d'autres groupes regardés comme
peu prestigieux.

   On peut, à la rigueur, utiliser le symbole « and/or » dans des documents
au caractère très peu formels, comme abréviation (dans un brouillon, par
exemple, où d'ailleurs tout est permis !), à condition de ne pas se laisser
abuser. Mais pour le reste, je me contenterai de remarque que ni Goethe, ni
Shakespeare, ni Victor Hugo, ni Hemingway, ni Dostoïevski, n'ont jamais eu
recours à  « et/ou » et l'on n'a nulle part l'impression que l'usage de ce
symbole eût amélioré en quoi que ce soit leurs écrits, lesquels ne
comportent aucune ambiguïtés attribuables à l'usage du « ou » de tout le
monde. La même remarque s'étend à toutes les publications savantes et
techniques avant 1950.

   Salutations amicales ou cordiales,

Jacques Melot, Reykjavík
melot@xxxxxx

Prop. intellect. :  Jacques Melot, 1994, 1997.