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Message : SMF Baskerville : une approche critique

(Alain Hurtig) - Vendredi 27 Août 1999
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Subject:    SMF Baskerville : une approche critique
Date:    Fri, 27 Aug 1999 11:07:34 +0200
From:    Alain Hurtig <alain.hurtig@xxxxxxxxxxx>

Suite à l'appel de Michel Bovani et à la réaction d'Olivier Randier, j'y
vais aussi de mon petit couplet sur l'article de Yannis Haralambous
(ci-dessous abrévié en YH), qu'on trouvera à :
http://www.gutenberg.eu.org/pub/GUTenberg/publicationsPS/32-yannis.pdf.

Ma critique est peu longue, mais c'est si rare qu'on parle à fond de
typographie... Je n'ai pas pu résister.

À l'attention des âmes sensibles et des coeurs délicats, je signale par
avance que ma critique est plutôt rude. Il y a une raison à ça : YH
explique fort bien, au début de son article, pourquoi une nouvelle police
mathématique lui était nécessaire. Je ne vais pas reprendre sa
démonstration, j'en partage tous les termes.

Seulement, j'estime que le résultat n'est pas tout à fait convainquant, et
que la démarche qu'il a adoptée pour résoudre ce problèmeimportant est
erronée. Bref, si je lui taille, sans méchanceté mais fermement, « un joli
costume pour l'hiver », c'est d'abord parce que je suis déçu : quand on a
un travail aussi passionnant à faire, on a à peine droit à l'erreur ;-).

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At 3:26 + 0200 27/08/99, Olivier RANDIER wrote :
> Il me semble qu'il a manqué, dans la
>démarche qui a conduit au SMF Baskerville, d'une réflexion vraiment
>approfondie sur les besoins d'une (meta)fonte mathématique, notamment sur
>les rapports de taille entre les casses (caps, bas de casses, indices,
>exposants, axe mathématique), de contraste entre les différents types de
>signes, etc. Le choix du Baskerville me paraît discutable aussi (très daté,
>trop littéraire ?)
>
Le Baskerville... et le reste.

Passe pour le Baskerville, puisqu'il s'agit de « cloner » une maquette
existante. (Encore que ce choix n'est pas discuté, ni expliqué - à vrai
dire, aucun des choix faits par YH ne l'est réellement). Et puis, pourquoi
_ce_ Baskerville (New Baskerville d'ITC, c'est ça ? Oui, sauf si je m'abuse
moi-même à l'insu de mon plein gré !) plutôt qu'un autre ? Il est beau,
c'est évident, mais des essais avec les autres (j'en connais quatre, des
Baskervilles numérisés, et puis il y a ceux que je ne connais pas) auraient
été intéressants.

Cela étant, au lieu des 5 pages d'exemples bourrées de formules complexes,
on aurait aimé avoir des « vraies » pages de maths, avec du texte, des
tableaux, des formules au sein du texte, et bien sûr des formules isolées.
Ça aurait mieux permis de juger du travail et de l'impact de cette police.

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Ça m'est difficile de discuter très longuement des choix de paramétrage des
maths. De toute façon et indiscutablement à mes yeux, le résultat est
meilleur que celui des PUF. Le côté chaleureux (qui « sent l'encre et le
plomb ») qu'y voit Michel Bovani ne m'émeut pas le moins du monde : je
trouve le résultat au plomb assez merdique, mal aligné, parfois incohérent.
TeX compose mieux...

Je me demande quand même pourquoi les paramétrages par défaut de TeX ont
été si peu « contournés » (à l'exception des systèmes d'italisation, si
j'ai bien compris : c'est dieu merci la « manière » française qui a été
retenue).

Exemple : les espacements des symboles mathématiques sur et sous les
produits (p. 12-13) dont l'auteur reconnaît lui-même qu'ils sont fautifs,
mais qu'il a conservé parce que Knuth trouve que c'est mieux comme ça...

Ou les formules composées bizarrement pour « rentrer » dans l'interlignage
- quand il faudrait désinterligner à cet endroit, et composer la formule
normalement, toujours à la page 12 ; cette spécificité de TeX m'arrache les
yeux à chaque fois...

Ou les espaces après les grands opérateurs mathématiques (particulièrement
les intégrales), qui sont trop grands...

N'était-ce pas l'occasion de rompre avec ces mauvaises manières ?

Ce travail pose le principe _absolument justifié_ qu'à une police de texte
donnée ne peut correspondre qu'une police mathématique, et pas n'importe
laquelle parce qu'elle nous tombe sous la main ou qu'on en n'a pas d'autre
(même si en pratique, c'est ce qu'on fait : on prend MathematicalPI...)

Pourquoi ne pose-t-il pas le principe tout aussi important qu'à chaque
police correspond un type de paramétrage, qui ne convient pas aux autres
polices (rythmique différente, approches différentes, empattements
différents : avec des paramètres standards ou conçus pour un autre travail,
rien ne fonctionnera correctement !). À la limite, il faut même modifier
les paramètres quand on change de force de corps et d'interlignage...

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Concernant la partie spécifiquement « typo », j'avoue qu'à peu près tout me
hérisse. Bien entendu, le résultat final n'a rien de déshonorant : la « SMF
Baskerville » est utilisable sans aucun problème.

Mais si on reprend point par point, on a le sentiment d'un travail qui n'a
pas été pensé d'une façon typographique, mais strictement technique, pour
répondre aux normes d'un logiciel. Un boulot d'ingénieur. Je n'ai rien
contre les ingénieurs, mais je préfère les typographes ;-).

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Les lettres latines.

Celles utilisées pour les maths sont « légèrement plus larges » que celles
utilisées pour le texte. Ça se voit, en particulier pour les italiques qui
sont un poil trop gras. Et pourquoi ? Est-ce que les maths ne font pas
partie du texte ? En quoi sont-elles _hors-texte_ ? Je sais bien qu'elles
le sont pour TeX, qui les gère à part. Mais ça regarde l'opérateur, pas le
lecteur.

Le résultat de cette fâcheuse décision, c'est que l'esprit même de
l'italique Baskerville est détruit dans les maths : l'italique est la part
de la police qui « respire » encore la garalde, avec ce côté un peu
précieux qui rappelle aussi l'écriture manuscrite. Tandis que le romain est
à la fois grave et sévère (c'est une réale) mais également méthodique et
presqu'envoûtant (il annonce les didones). Baskerville repose pour partie
sur ce charmant contraste, et aussi sur un subtil équilibre de graisse
entre le romain et l'italique : et vlan ! tout est foutu par terre.

Au passage, redessiner les descendantes de j et f italiques me semble
parfaitement discutable, et même carrément contestable : comment peut-on se
permettre un pareil « attentat » ? En revanche, travailler sur les
crochets, les parenthèses etc. pour qu'ils ne viennent pas « cogner » dans
les italiques paraît se justifier.

En revanche l'augmentation « artificielle » de la graisse des indices et
exposants ne me choque pas - mais le travail n'a pas été fait pour les
« exposants d'exposant », qui nécessiteraient un redessin complet pour être
parfaits. Cela dit, c'est un pis-aller, une manip' toujours un peu douteuse
qui ne sert qu'à répondre à un problème réel et jamais correctement résolu.
Le mieux n'est-il pas d'adopter une police qui possède un jeu d'exposant ?
Je sais bien qu'il y manque certaines lettres, mais c'est quand même mieux
que rien.

Reste que je suis d'accord avec Olivier : la réflexion ne semble pas avoir
été conduite sur la _taille_ des indices et exposants, ni sur leurs
position. Est-ce que, là encore, YH a fait confiance à TeX ? Ou bien, plus
probablement, s'est-il adapté à ce logiciel et à ses paramètres habituels ?
En tout cas, il y avait moyen, à mon sens, d'améliorer considérablement la
lisibilté sur ce point.

Petit détail : je me demande d'où l'auteur tire que pour obtenir le
« déron », absent de la police comme de toute autre (il n'est pas dans le
jeu standard PostScript), il suffit « en général » de prendre le « eth » et
de lui enlever sa barre supérieure (p. 9). Il faut dessiner la lettre, et
c'est d'ailleurs ce qu'il a fait pour le Baskerville !

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Passons au grec, c'est le plus important à mes yeux.

Là, mon interrogation est totale. Pourquoi prendre ce grec de l'héritier
Didot, alors qu'il existe un excellent Baskerville grec, adapté de surcroît
au Baskerville retenu pour la composition - ce qu'au demeurant YH souligne
au passage.

Pour être « look like » avec les PUF ? Ce serait idiot, et d'ailleurs
incohérent : les deux versions fourmillent de différences, d'ailleurs
notées par l'auteur. D'autant que je suis prêt à parier que si les PUF
utilisent cette police grecque, c'est tout bêtement parce que c'est la
seule dont ils disposent !

Le résultat, c'est que YH est obligé de tripatouiller assez ignoblement le
Greek90 d'origine, pour le rendre un petit peu homogène avec le texte
courant : il l'engraisse, l'étroitise, bref se livre à des tas de
manoeuvres qui le rend assez laid (ici, un petit message à l'attention de
Francois Villebrod, s'il a la patience de lire tout ça : il est quand même
spécialiste de cette langue, et je serais curieux de savoir ce qu'il en
pense.)

Et puis, je me suis demandé comment fera la SMF lorsqu'elle aura du grec
(du texte grec, je veux dire : une citation par exemple) à composer. Elle
va prendre le Baskerville grec ? Il y a peu de chance ! Elle va utiliser
SMF Baskerville... Alors j'ai fait l'essai (j'ai extrait les outlines du
PDF, j'ai compilé une nouvelle police, il manque ou deux lettres mais ce
n'est pas bien grave) et j'ai écrit une phrase en grec. Une vrai phrase,
hein ? Pas du bolo-bolo... Et bien c'est horrible, illisible, ça ne
fonctionne pas.

Le grec marche pour les maths, parce qu'il s'agit de lettres isolées, mais
pas pour le grec ! Alors que je suis presque certain que la police
numérisée d'origine se lit bien.

Cerise sur le gâteau : je n'en jurerais pas, mais il me semble bien que YH
a mélangé les bas-de-casse du grec de Didot avec les capitales du grec
Baskerville - peut-être pour obtenir sans trop de déformation des caps de
la même hauteur que celles du texte. En tout cas, ils ne semblent pas d'un
dessin homogène. On a le droit (moral, s'entend) de faire des choses
pareilles ?

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Les chiffres : YH note, et la remarque est judicieuse, que le 1 elzévirien
diffère du I petite cap, grâce à l'astucieuse omission l'empattement
supérieur droit. En petit corps, ça passe inaperçu, et pourtant, c'est
grâce à ce petit détail à la limite du perceptible que la confusion est
impossible.

C'est bien, tout ça, mais il remarque aussi que ce n'est pas le cas en
gras, ni en italique, ni en ital-gras. Tans qu'il y était à tripatouiller
les outlines, il aurait pu rectifier ça ! Ça aurait été fort utile.

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Les opérateurs mathématiques.

Contrairement à Olivier, je ne vois pas de problème avec l'axe mathématique
(j'ai juste regardé plus, moins et la barre de fraction horizontale). Mais
bon, je n'ai peut-être pas vu le problème. Cela dit, le plus, le moins, le
point multiplicatif, etc. sont correctement positionnés dans ITC
Baskerville (alors que ce n'est pas le cas de Monotype Baskerville, par
exemple). Et je ne comprends pas très bien l'intérêt de comparer cet axe,
la graisse des traits, etc., avec les éléments identiques des autres
polices mathématiques (p. 12)...

Moi, ce que je me demande, c'est comment on détermine cet axe : il y a une
règle ? On fait ça au jugé ?

Question : comment les opérateurs vont-ils se débrouiller avec la barre de
fraction oblique, peu compatible avec les elzéviriens ? En tout cas, il
n'est pas fait mention de problème dans l'article.


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Les « grands » éléments.

J'entends par « grands éléments » tout ce qui est grand... ;-) Grandes
parenthèses et accolades, grands Pi (produit) et Sigma (somme), etc.

Pour ces deniers, je n'aime guère la solution retenue : des dessins
différents des lettres grecques, mais c'est surtout parce que le dessin
n'est pas joli. Sinon, c'est un choix comme un autre.

Mais surtout, ce qui ne va pas, c'est que tous ces éléments sont
incroyablement gras : on ne voit qu'eux dans les pages. Ça ne peut pas être
un _choix_ (la graisse, dans une formule, ça a un sens précis), c'est donc
juste une erreur. Comme, en plus, les éléments placés en indice ou en
exposant sont trop près des opérateurs (au dessus et en dessus, pour les
sigma et pi) ou trop loin (pour les intégrales, comme noté précédemment), à
chaque fois ça fait un pâté dans la page (ou un trou, mais finalement c'est
pareil, parce que le résultat c'est que ça fixe l'oeil du lecteur à cet
endroit).

En plus, leur graisse n'est pas homogène, ce que Michel Bovani a déjà
souligné. Et puis les parenthèses sont trop courbes (ce qui n'est pas le
cas de la version des PUF). Bref, tout ça ne va pas et est à reprendre...

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C'est tout ? Ben, je ne vois rien d'autre... Ah si ! Je me suis demandé
s'il y avait eu des droits payés aux fondeurs pour reprendre et bricoler
leurs polices. Il n'en est pas fait mention. Si oui, ce serait intéressant
de savoir comment se sont passées les négociations.


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D'Olivier Randier :
>je crois que ça pourrait m'intéresser de travailler sur une
>vraie metafonte (si on peut me garantir une espérance de vie de 900 ans).
>
C'est peut-être un élément de réponse à mes critiques : faire aboutir
sérieusement ce type de projet demande du temps, des sous, de nombreux
essais... pour un public finalement assez restreint.

Cela dit, ça m'intéresserait aussi... si tant est que j'en soit capable !
;-)))).

Alain Hurtig                                    mailto:alain.hurtig@xxxxxxxxxxx
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Recherchons les enfants, les parents des enfants, les enfants des enfants,
les cloches du printemps, les sources de l'été, les regrets de l'automne,
le silence de l'hiver.
   Philippe Soupault, _Un deux ou trois_.