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Message : Re: [typo] Exclure l'inclusive?

(Jacques Melot) - Mardi 09 Avril 2019
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Subject:    Re: [typo] Exclure l'inclusive?
Date:    Tue, 9 Apr 2019 12:21:40 +0200
From:    Jacques Melot <jacques.melot@xxxxxxxxx>

Title: Re: [typo] Exclure l'inclusive?
 Le 4/04/19, à 11:02 +0200, nous recevions de Bernard Lombart :

Encore une fois, ce n'est pas une question d'« emportement ».
Le grand Jean-Pierre Lacroux disait : vaut-il mieux, en parlant d'une femme, qu'elle soit la plus grande des poétesses, ou le plus grand des poètes ?
B.L.
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   Comme je vois que l'on continue sur le sujet, je me décide à envoyer le texte qui suit, rédigée il y a quelques jours.
 

[J. M.]   La plus grande des poétesses signifie qu'on ne compare qu'aux femmes poètes. Elle est le plus grand des poètes signifie que cette femme surpasse dans son art tous ses collègues, hommes comme femmes. Les deux expressions ont une signification différente et chacune a son utilité.

   Les féminins de noms de professions (et de grades) ne sont pas des formes grammaticalement nécessaires lorsque la différence se résume uniquement au sexe de la personne : ces féminisations ne sont que des commodités qui évitent des formulations plus longues dans le cas où il y a quelque utilité à préciser qu'on a affaire à des femmes. S'agissant de simples commodités, il est logique et compréhensible qu'on s'en passe si elles présentent quelque inconvénient. C'est le cas si elles choquent l'oreille (encore qu'on puisse s'habituer à ce qui de prime abord nous semble être une horreur), si elles sont difficilement prononçables, si elles évoquent quelque chose d'inconvenant, si elles sont ambiguës, etc., et bien sûr si le même mot est déjà en usage avec une autre signification.

   Ainsi, postière est-il une féminisation de commodité puisque une postière ne diffère du postier que par son sexe. Par contre boulangère est une forme féminine qui marque une différence essentielle : les boulangers, même à l'heure actuelle, sont idéalement censés vivre en couple, l'homme étant au pétrin, la femme -- la boulangère -- étant à la caisse, et ce, en raison de contraintes techniques (force physique généralement supérieure chez l'individu mâle, etc.). Une _expression_ telle que « Mme Dupont est le meilleur boulanger de Paris » nous apprend qu'elle a une part essentielle dans le processus de fabrication, dans l'entreprise, comme ses collègues hommes, et qu'elle ne diffère de ces derniers que par le sexe. On voit dans cet exemple qu'à strictement parler le terme « boulangère » ne convient pas pour qualifier cette femme. Dans la configuration traditionnelle, la boulangère, tant qu'elle ne change pas d'activité ou ne vient pas à remplir le rôle du boulanger, est irrémédiablement boulangère, ne pouvant en aucun cas être qualifiée de boulanger. L'autre, celle qui est chef d'entreprise ou assimilable (c'est-à-dire qui tient sensiblement le rôle d'un boulanger), ne peut, à strictement parler, être qualifiée de boulangère. Elle est irrémédiablement un boulanger. Ce qui peut sembler là une bizarrerie tient à ce que boulangère ne peut en principe être utilisé comme féminin de commodité dans le cas d'un boulanger femme car ce mot existe déjà avec une signification différente. En principe, car cela n'est souvent pas respecté et que l'on se comprend tout de même, quoique...

   Il est essentiel de comprendre que les féminisations qui ne sont justifiées que par une différence de sexe ne sont que des commodités de langage, non des formes grammaticalement nécessaires (comme le pluriel l'est relativement au singulier, par exemple) : une femme avocat peut être qualifiée indifféremment d'avocat ou d'avocate, ce qui n'est pas le cas pour un homme qui ne pourra jamais être qualifié que d'avocat. Les hommes et les femmes passent exactement les mêmes examens et obtiennent les mêmes diplômes pour devenir avocats. Il n'y a pas de diplôme d'avocate qui se distinguerait d'un diplôme d'avocat. Il y a là une seule et même entité, unicité qui est l'_expression_ d'une stricte égalité de traitement entre les deux sexes.

   Si, comme dit à l'instant, les femmes, dans bien des contextes, peuvent être indifféremment dites avocat ou avocate, pharmacien ou pharmacienne, etc., elles doivent nécessairement être désignées par la forme avocat, pharmacien, etc., dans bon nombre de situations, comme dans l'exemple « cette femme est le meilleur avocat de la ville ». La féminisation « cette femme est la meilleure avocate de la ville » a une signification toute différente : cela veut dire qu'elle est la meilleure de ses consoeurs dans la ville en question, sans qu'il soit dit quoi que ce soit de son excellence relativement aux avocats hommes de cette même ville. En français, le féminin n'est pas le symétrique du masculin. Cela ne fonctionne pas ainsi et ne l'a jamais fait. C'est pourtant ce sur quoi repose l'argumentation « linguistique » principale en faveur de la féminisation systématique du parler et de l'écrit.

   Les règles de notre langue concernant le genre grammatical n'ont pas été forgées par l'homme, mais ont été dégagées patiemment en examinant l'usage avec le sérieux et la compétence qui dans l'ensemble caractérisent les spécialistes de tout temps et dans tous les domaines. Alors que les passions s'apaisent, une décantation s'opère : la vérité finit toujours par apparaître clairement, même si certains, acculés par leurs engagements, peuvent continuer à nier, auquel cas s'applique l'adage : errare humanum est, persevere diabolicum. L'erreur en toute bonne foi est humaine et donc pardonnable, mais l'erreur de mauvaise foi, si elle a des conséquences inacceptables, divise les hommes et mène à l'affrontement. Contrairement à certaines autres règles, les règles concernant le genre grammatical ne résultent pas d'une normalisation plus ou moins bien inspirée. Ce que j'ai relaté plus haut explique le fonctionnement normal du féminin en français tel qu'il résulte de l'usage général.

   Le système du genre grammatical en français est tout à fait satisfaisant, permettant d'exprimer efficacement, en toutes circonstances, ce que nous avons à dire en nous faisant comprendre de tous. On peut même ajouter qu'il a une forme plus achevée que dans beaucoup d'autres langues, notamment dans celles qui possèdent trois genres (allemand, latin, grec, etc.). Mais c'est une autre histoire...

   Jacques Melot


   La langue ne se décrète pas. Le faire est le propre des systèmes totalitaires.



Le 2019-04-04 10:51, Philippe Jallon a écrit :


Le 4 avr. 2019 à 10:45, Bernard Lombart <lombart@xxxxxxxxxxxx> a écrit :

Il ne faut pas dire « le masculin l'emporte », mais « le masculin (la forme grammaticale qui sert pour le masculin) sert pour les deux genres » ! C'est tout simplement une caractéristique de la plupart des langues indo-européennes.

Et pourquoi c'est le-masculin-la-forme-grammaticale plutôt que le-féminin-la-forme-grammaticale qui l'emporte ? Parce que la plupart des langues indo-européennes sont bâties sur un substrat sexiste.


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