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Message : Seconde partie : Ligatures

(Alain Hurtig) - Mardi 08 Février 2000
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Subject:    Seconde partie : Ligatures
Date:    Tue, 8 Feb 2000 08:56:04 +0100
From:    Alain Hurtig <alain.hurtig@xxxxxxxxxxx>

At 18:30 + 0100 4/02/00, Thierry Bouche wrote :
>Mon sentiment est que les ligatures typographiques relèvent vraiment
>de la micro-typo pour elle-même.
>
C'est en effet le cas pour les ligatures ornementales : de la typographie
pour elle-même ! Liée au contexte, à l'emploi, au sens. À la fantaisie et
au désir de création du typographe et du graphiste.

Deux cas de figure, cependant :

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1. Les ligatures ornementales dans les titres. Certaines polices comportent
d'emblée des ligatures ornementales destinées au titrage, principalement en
capitales. Ainsi l'extrêmement laide Cholla (de chez Emigre) :
http://www.alain.hurtig.claranet.fr/tmp/ligs/Cholla.pdf (que je cite
surtout pour l'abondance des ligatures), la séduisante Mrs Eaves (toujours
Emigre) :
http://www.alain.hurtig.claranet.fr/tmp/ligs/MrsEaves.pdf, pour la partie
« capitales ». Ces polices sont comme un rappel des ligatures de
l'Avant-Garde (non reprises dans la version PostScript : un échantillon
scanné à partir de _Typo du XXe siècle_ à :
http://www.alain.hurtig.claranet.fr/tmp/ligs/Avant.gif).

Ici, la lettre se fait forme, outil graphique autant que véhicule de sens.

Mais quand on regarde la liste des lettres ligaturées fournies, elles sont
à proprement parler inutilisables tel quel.

Il y a le problème de la langue, bien entendu : nous n'avons que faire
d'une ligature THE, alors que la ligature LE (et LA) est indispensable en
français.

Mais surtout, les ligatures devant à la fois faire ornement et sens (il
s'agit d'augmenter la force du message, pas de le décorer juste pour le
plaisir), on aura besoin de redessiner ses ligatures au fur et à mesure. De
prendre dans l'existant, bien entendu, mais aussi d'en créer d'autres.
C'est à ce prix-là que la ligature dans le titre devient objet vivant, et
fait du titre un objet vivant à son tour. J'ai procédé ainsi pour un petit
travail de publicité auquel je me suis livré (en Mrs Eaves :
http://www.alain.hurtig.claranet.fr/tmp/ligs/Pub.pdf).

Sans compter qu'on peut aussi imaginer des ligatures verticales (par
abolition de l'interlignage et redessin des lettres...)

Bref, les ligatures fournies ne peuvent servir ici que d'indications, de
pistes pour créer d'autres dessins, d'autres formes, dans l'esprit qu'a
voulu lui donner son créateur.

Donc il faut travailler, redessiner des lettres (certaines polices donnent
immanquablement cette envie : ainsi le Galahad, chez Adobe). On est dans le
cas des ligatures qui dépendent strictement du contexte : elles sont au
service à la fois du sens, du graphisme, de l'idée... Et bien entendu de la
police qu'on est en train de travailler.

Problème : cette voie, pourtant passionnante (et largement explorée dans
les années vingt) semble totalement abandonnée. Vous en voyez beaucoup, des
ligatures sur les affiches ? On sait que les ligatures de l'Avant-Garde
(qui donnent pourtant tout leur esprit à cette police) n'ont presque jamais
servi, sauf dans les travaux de son créateur, Herb Lubalin !

Pourquoi cet abandon ? Les graphistes et les DA détestent le texte,
l'affaire est entendue. Dès qu'ils ont trois mots à écrire (ce qu'ils
nomment « mettre de la typo »), ils interlettrent au maximum. Rien ne leur
plaît plus que les pictos, les symboles, les images (ce qu'ils appellent
des « visuels »), nous sommes d'accord. Mais dans ce cas où la « typo »
devient un « visuel », ils devraient être séduits, non ? (Évidemment, ils
devraient en ce cas apprendre à utiliser un éditeur de fontes !)

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2. Les ligatures ornementales dans les textes.

Ici, on est plus dans l'impact de grandes lettres, vues de loin et comme
sans y réfléchir (sans les lire), mais dans la lecture cursive. La ligature
ornementale connote, dénote, et tout ce qu'on voudra

Dans tel texte, la ligature référera très sérieusement, presque sévèrement
à une compo « à l'ancienne », presque bibliophilique ou nostalgique
(l'emploi du & à la place du mot « et » provoque cet effet - si on
extrémise son propos, on peut même remplacer les {s} par des {s long}, avec
ligatures afférentes : quand ils n'existent pas, on le crée, ça prend une
heure ou deux seulement).

Là, au contraire, elle sera mignardise, effet comique ou distancié (placer
des ligatures {st} et {ct} dans un texte en Caslon qui traite des réseaux
électroniques, et de leur usage dans une perspective anarchiste et
révolutionnaire : j'ai fait ça ;-)).

Ici, enfin, elle sera un simple élément décoratif, un rappel discret qui
fait swinguer la ligne et les mots.

Plusieurs problèmes :

a) Les ligatures ornementales « canoniques » sont au nombre de deux : {st}
et {ct} (au passage, elles ont été utilisées très vite, dès que
l'imprimerie s'est répandue et a utilisé les caractères romains - Gutenberg
composait en gothique). Ce n'est évidemment pas assez : pourquoi ces
deux-là, d'ailleurs ?

Mrs Eaves ouvre, à mon en sens, une voie en ligaturant _plein de choses_.
J'y reviendrais.

b) Si on emploie beaucoup de ligatures ornementales, elles doivent être
discrètes, presque imperceptibles : comme un doux rappel qui se verra
presque un peu plus dans les lignes en caractères plus fort ou en gras. Là
encore, Mrs Eaves remplit son objectif : ses ligatures n'écrasent pas
l'oeil du lecteur, n'abîment pas les lettres : elles créent du lien dans la
ligne. Je doute qu'il en aille de même pour la plupart des ligatures
fournies en standard dans les polices Expert.

c) On a besoin, pour chaque doublet ou triplet ligaturé de plusieurs jeux :
pas question de ligaturer à chaque fois de la même façon, ni même de
nécessairement de tout ligaturer. On est dans l'ordre du plaisir, de
l'arbitraire et du hasard, pas dans un esprit de système. Puisque la
ligature n'est pas nécessaire ni technique, mais uniquement décorative, on
doit décorer à bon escient.

cbis) Exemple : Mrs Eaves ligature de façon très jolie {ti}, mais pas
{it}... Et que faire de {iti} ?

d) Tout ça ouvre sur un problème : quelles lettres ligaturer ? Ça dépend de
la police, c'est évident. Mais il me semble bien que ça dépend aussi de la
langue. Mrs Eaves contient plein de ligatures totalement inutiles en
français, ou fait enrager devant certains doublet (le magnifique {ee},
qu'on aimerait voir décliné avec des accents, par exemple - l'assez inutile
{ggy}, mais le {qu} absent). Comme par hasard, les ligatures possibles sont
beaucoup plus nombreuses en anglais !

Est-ce qu'un recensement des doublets et triplets les plus utilisés dans
une langue donnée serait intéressant ? Sans aucun doute. Faut-il alors
ligaturer tout ce qui est possible de l'être ? Peut-être... Et puis, comment
déterminer ce qui est ligaturable ? Je n'aurais jamais eu l'ide de
ligaturer {gg}, et il se trouve que le résultat est drôlement joli.

N'y a-t-il pas danger qu'un opérateur pète les plombs et se mette à _tout_
ligaturer, au prétexte que les ligatures sont disponibles ? Ça rendrait le
texte totalement illisible (on se souvient du Grec du Roy, avec ses
centaines de paires, qui est un crime contre la lisibilité...)

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Bon, voilà grosso modo où j'en suis : avec plus de questions que de
réponses ! Mais avec la certitude qu'il y a urgence à revitaliser la
ligature ornementale, pour la typo expressive (la titraille, l'affiche)
_et_ pour la typo invisible (le texte pur).

Alain Hurtig                                    mailto:alain.hurtig@xxxxxxxxxxx
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Recherchons les enfants, les parents des enfants, les enfants des enfants,
les cloches du printemps, les sources de l'été, les regrets de l'automne,
le silence de l'hiver.
   Philippe Soupault, _Un deux ou trois_.